Le Royaume a vécu deux changements majeurs (constitutionnel et politique) en 2011 que le peuple a assimilés et digérés avec beaucoup de maturité et qui ont davantage renforcé sa crédibilité vis-à-vis de ses partenaires internationaux. Depuis, la donne a changé. Un an et demi après l'arrivée des islamistes au pouvoir, le Maroc se retrouve dans une très mauvaise posture : déficit des finances publiques inquiétant, baisse de la perspective de la note souveraine, incapacité à initier les réformes urgentes et, pour boucler la boucle, une crise politique majeure. Actuellement, le Maroc économique est en stand-by, prisonnier de l'arithmétique politicienne. Où va le Maroc ? Il y a à peine quelques mois de cela, se poser une telle question aurait été incongrue; à la limite déplacée. Aujourd'hui, avec le recul nécessaire, il semble plus que légitime de se demander vers où se dirige le Royaume. Car la situation commence à devenir assez inquiétante. L'édifice ne s'est pas encore écroulé, mais il présente suffisamment de fissures pour justifier que l'on tire la sonnette d'alarme. L'on se souvient qu'en plein Printemps arabe, alors que la plupart des régimes arabes balbutiaient et que d'autres s'écroulaient sous le poids des soulèvements populaires et de la contestation sociale, le Royaume opérait une évolution en douceur. Quand, à côté, les changements s'opéraient à coups d'armes à feu, de bombes et... de morts, le Maroc initiait, habilement, un véritable processus de réformes constitutionnelles largement salué par la communauté internationale. Des manifestations, il y en a eu certes, comme dans tout pays démocratique où la pluralité des opinions et la liberté d'expression sont respectées. Mais ces changements constitutionnels historiques initiés par le Souverain ont épargné les Marocains des effusions de sang. Cette réussite, dans une région particulièrement agitée, minée surtout par les conflits meurtriers, est assez exceptionnelle pour être signalée. Surtout qu'elle sera suivie, un peu plus de quatre mois plus tard, précisément en novembre 2011, par le sacre du PJD aux législatives. Dans l'euphorie générale du Printemps arabe, les Marocains ont ainsi porté les islamistes au pouvoir et Abdel-Ilah Benkiran propulsé au poste de Chef de gouvernement. Une victoire que le PJD doit surtout à sa virginité politique : en étant présent dans l'hémicycle, mais en s'écartant du pouvoir, les leaders du parti ont toujours clamé leur volonté de «ne pas être associés à l'échec» des gouvernements successifs du Maroc depuis l'avènement du nouveau règne (USFP, Driss Jettou – technocrate-, Istiqlal). En l'espace de quatre mois, le Royaume a donc vécu deux changements (constitutionnel et politique) majeurs que le peuple a assimilés et digérés avec beaucoup de maturité. Cela n'a pas échappé à la vigilance des observateurs avertis qui faisaient du Maroc l'exemple à suivre. Indicateurs économiques en berne En réussissant ces transitions sans heurts, le Maroc s'est forcément attiré les amitiés de la communauté internationale qui a mis en orbite sa stabilité politique, mais surtout celles des bailleurs de fonds internationaux. En effet, en décembre 2012, une équipe du Fonds monétaire international, en mission dans le Royaume, donnait une appréciation positive sur l'économie nationale. Auparavant, le Maroc avait pu obtenir l'ouverture d'une Ligne de précaution et de liquidité (LPL) auprès du FMI et avait brillamment réussi son emprunt obligataire international (www.financenews.press.ma). Tout cela était de bon augure, sauf qu'il y avait un bémol : les finances publiques étaient en berne. Et le FMI n'avait pas manqué de le relever. Selon le fonds, «la réforme du système de subventions est indispensable et urgente, car le système actuel obère les ressources budgétaires et constitue un moyen inefficace de soutien aux populations dans le besoin. La réforme du système de retraites est également urgente pour assurer sa pérennité et préserver la viabilité des finances publiques à moyen et long termes». La sonnette d'alarme était tirée. D'ailleurs, les réformes de la Caisse de compensation, des retraites et de la fiscalité figurent en bonne place dans les priorités établies dans l'agenda gouvernemental. En clair, sur le volet économique, on ne peut pas dire que le Royaume affichait une certaine sérénité. En effet, quand bien même la croissance était au rendez-vous, avec 5% en 2011, parallèlement, le déficit budgétaire avait atteint le niveau très élevé de 6,2% (6,7% hors recettes de privatisation). En cause principalement, la hausse effrénée des dépenses de compensation. Pour rappel, ces dernières n'étaient que de 4 Mds en 2002, avant de passer à 31,5 Mds de DH en 2008, puis à 48,8 Mds de DH en 2011. Entre 2008 et 2011, elles ont ainsi augmenté de pratiquement 55%. En 2012, elles ont explosé encore pour s'établir à 54,87 Mds de DH. Conséquence immédiate : le déficit des finances publiques s'est envolé, s'établissant à 7,6% du PIB hors privatisations. D'ailleurs, c'est assez embarrassé que l'argentier du Royaume avait annoncé la nouvelle le 8 février dernier. Parce que ce chiffre déjouait tous les pronostics, même ceux du FMI, qui prévoyait un niveau de déficit autour de 6%. Ce chiffre montrait surtout l'incapacité du gouvernement à trouver la bonne formule pour redresser les finances publiques. Il a pourtant tout essayé (ou presque), même les mesures les plus impopulaires : taxation des entreprises et des salariés au nom de la cohésion sociale, coupe de 15 Mds de DH dans le budget d'investissement au titre de l'année 2013, hausse spectaculaire (particulièrement pour les grosses cylindrées) des taxes liées à l'automobile (première immatriculation et vignettes)... Depuis ce 8 février, la donne a donc changé et le Maroc, qui affiche au compteur une croissance du PIB en volume de 2,7% en 2012, a une posture plus fragile. Et la première à le lui avoir signifié a été l'agence Moody's : elle a abaissé la perspective de la note souveraine, passant de «stable» à «négative», en raison notamment de l'augmentation du déficit public du pays. La note actuelle du Maroc est le «Ba1», en catégorie spéculative. Le creusement du déficit des finances publiques s'est d'ailleurs poursuivi au cours des cinq premiers mois de l'année. A fin mai 2013, le déficit budgétaire a atteint 26 milliards de dirhams contre 19,3 milliards l'année précédente. A cela, s'ajoutent le chômage élevé des jeunes et le creusement du déficit commercial. Ce dernier se chiffrait 185,5 Mds de DH en 2011, avant de passer à 201,5 Mds de DH à fin 2012, et remet sur la table la problématique de la compétitivité de l'offre exportable. A fin mai dernier cependant, grâce notamment au recul de la valeur des importations de 3,2%, conjugué à une diminution tempérée de celle des exportations de 0,9%, le déficit commercial s'est allégé de 5,3% ou 5,5 milliards de dirhams comparativement à la même période de l'année passée, pour se chiffrer à 97,5 milliards de dirhams. Ce tableau plutôt sombre a été davantage noirci en juin dernier, d'autant que le Maroc a été exclu du MSCI Emerging Markets pour se retrouver sur le Frontier Markets à cause, entre autres, du déficit cruel de liquidité et du manque de profondeur qui caractérisent la Bourse de Casablanca. Victime des déclarations d'intention, le marché des capitaux reste, à cet égard, le parent pauvre des réformes. Un véritable paradoxe quand on sait que l'ambition des pouvoirs publics est de faire de la capitale économique, à travers Casablanca Finance City, un hub financier régional vers l'Afrique. Pour autant, certains indicateurs commencent à se redresser, comme notamment les recettes des Investissements directs étrangers (IDE) qui progressent de 27,2%, en glissement annuel, pour totaliser 21,8 milliards de dirhams à fin juin 2013, ou encore les recettes voyages (+2,1% à 25,3 milliards de dirhams) et les recettes des MRE en quasi-stagnation à 26,8 Mds de DH. Mais, globalement, les équilibres fondamentaux du Royaume sont sérieusement en train de se détériorer, ce qui appelle à la mise en œuvre rapide de réformes structurelles. «Ces dernières, aussi difficiles et impopulaires soient-elles, sont les seules à même de rétablir les équilibres macro-économiques, d'assurer leur viabilité et de redonner à l'Etat les moyens pour améliorer la compétitivité, relancer la croissance et renforcer la cohésion sociale, tout en préservant les bonnes relations du pays avec ses partenaires internationaux. En revanche, leur report ne fera qu'alourdir leur coût économique et social», précise à ce titre Abdellatif Jouahri, gouverneur 2012 de Bank Al-Maghrib, dans la note introductive du rapport annuel 2012 de l'Institut d'émission qui vient d'être publié. Echec politique Avec l'arrivée des islamistes au pouvoir, les Marocains avaient l'intime conviction que beaucoup de choses allaient changer. Des changements, il y en a eu effectivement. Après un an et demi aux manettes du pays, les islamistes ont surtout montré les difficultés qu'ils ont à coulisser de l'opposition au pouvoir afin de répondre aux attentes de ceux qui leur ont fait confiance. Le PJD a-t-il alors fait de ses électeurs des «cocus» ? Difficile de répondre par la négative. Car, actuellement, tant au niveau politique qu'économique, rien ne semble plaider en sa faveur. Sur le plan politique, les islamistes ont pu, en effet, découvrir la difficulté de l'exercice du pouvoir, surtout quand celui-ci, par la force des choses... et des alliances, a dû être partagé. Mais quand on n'a pas le sens du partage, il est bien difficile de vivre en communauté. C'est l'expérience que vient de vivre le PJD. Son idylle avec le Parti de l'Istiqlal a tourné court, avec à la clé le retrait de cinq ministres istiqlaliens du gouvernement. D'ailleurs, leur démission a été acceptée le 22 juillet par le Souverain, mais ils vont continuer à gérer les affaires courantes jusqu'à la formation de la prochaine coalition gouvernementale. Coincé, Abdel-Ilah Benkiran, le Chef de gouvernement, va devoir faire preuve de diplomatie et de tact pour trouver un, voire de nouveaux alliés. Car, faute de pouvoir trouver un modus vivendi, il faudra passer par la case des élections législatives anticipées. Un processus coûteux, à l'issue aléatoire et dont personne ne veut. Cette position assez inconfortable oblige ainsi Benkiran... à mettre de l'eau dans son vin. En tout cas, former rapidement une nouvelle équipe gouvernementale pour reprendre en main les affaires économiques du Royaume sera le moindre mal. Dans le contexte actuel, où les réformes à mener sont nombreuses, importantes et très urgentes, le Maroc économique ne doit pas être prisonnier des guéguerres entre chefs de partis qui se livrent une bataille d'ego. Déjà, depuis deux mois maintenant, date à laquelle le PJD et le PI ont décidé de porter leurs différends sur la place publique, l'économie est au ralenti, plombée par l'attentisme. En cela, les patrons n'ont pas trop le moral : plus de trois industriels sur quatre qualifient de «moyen» le climat général des affaires dans leurs branches d'activité au cours du deuxième trimestre de 2013 et s'attendent à ce qu'il le restera durant le troisième trimestre de 2013. C'est ce qu'indique l'enquête de conjoncture initiée par Bank Al-Maghrib, qui précise que cette proportion atteint 80% dans les industries chimiques et para-chimiques, 76% dans les industries mécaniques et métallurgiques, 67% dans les branches «agro-alimentaires» et «textiles et cuir» et 61% dans les industries électriques et électroniques. De même, tout cet imbroglio politique, qui risque de remettre en cause la ligne de précaution et de liquidité obtenue auprès du FMI, se traduira par un retard préjudiciable dans l'élaboration et l'exécution de la Loi de Finances 2014. Bref, pour l'instant, le Parti de la Lampe a mis le Maroc dans la pénombre.