Selon Mohamed Darif, la révolution tunisienne est un tournant qui doit obliger les dirigeants à s'atteler à élargir le champ des libertés et de la démocratie. ALM : Quel est votre commentaire sur les événements en Tunisie ? Mohamed Darif : Cette révolution est le résultat d'un mécontentement de la population tunisienne. Le régime de Ben Ali incarne le modèle d'un régime policier. Il n' a jamais pris en compte la question des libertés individuelles et publiques, focalisant l'ensemble de son action sur le plan socio-économique et marginalisant le politique. Le régime n'a pas su s'imposer, il s'est basé sur ses programmes, mais aussi sur le soutien de l'Occident qui a vu en lui un leader qui a su réprimer les islamistes. L'erreur était là. C'est le paradoxe d'un régime qui s'est présenté comme ayant renforcé la société civile. Sa population éduquée a su adopter les valeurs de la citoyenneté, mais dans le contexte d'un régime fermé où la démocratie est absente. Ainsi, la révolution est venue remédier à ce paradoxe. Comment prévoyez-vous l'évolution de la situation ? Ce qui s'est passé en Tunisie n'est pas clair. La Tunisie est le premier pays arabe qui a fait une révolution populaire, contrairement aux révolutions de l'Egypte en 1952 et de Kadhafi en 1969 qui étaient militaires. La philosophie d'une révolution populaire est justement de rompre avec l'ancien régime, d'en établir un nouveau et d'instaurer la volonté du peuple. Mais la révolution tunisienne n'a-t-elle pas été trahie ? Le président Ben Ali a réussi à quitter le pays et ce sont les symboles de l'ancien régime qui assurent cette transition. Le changement est présenté comme se faisant dans un cadre constitutionnel. On a eu recours à l'article 56, puis à l'article 57 selon lequel le président de la première Chambre, Fouad Mebazaa, devient le président et charge le Premier ministre Mohammed Ghannouchi d'organiser des élections présidentielles dans les 60 jours. Mais déjà on commence à parler d'un report de 6 mois de ces élections. Le meilleur scénario était que l'armée prenne le pouvoir et crée un gouvernement d'unité nationale dont la première action sera l'instauration d'une nouvelle Constitution. Il y a une véritable confusion. Et il faut s'attendre à des surprises. Que pensez-vous des premières démarches du Premier ministre tunisien? Le Premier ministre tunisien Mohammed Ghannouchi devait réunir, dimanche, des représentants des partis politiques et de la société civile pour désigner les personnalités chargées de conduire le processus de transition. Mais il commence à commettre des erreurs en n'invitant que les partis politiques légaux et excluant des partis comme le Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT) de Hamma Hammami et les islamistes d'Ennahdha de Rached Ghannouchi. La stabilité a régné en Amérique latine grâce à la participation de toutes les sensibilités politiques au gouvernement. C'est ce qui doit se produire en Tunisie. Malheureusement, on assiste à un mauvais départ. La révolution et ses objectifs ne s'arrêtent pas là. La population veut un vrai changement. Si dans cette période transitoire, les anciens de Ben Ali réussissent à gérer la situation, ils vont influer et ce sera le provisoire qui durera. Mais déjà on cherche à vider la révolution de son essence. Sommes-nous face à une révolution populaire ou un coup d'état militaire déguisé ? Comment expliquez-vous l'absence de réaction de nombreux pays arabes par rapport à cette révolution ? Les régimes arabes devraient tirer des leçons des événements en Tunisie depuis leur début. Ainsi, ils vont prendre des mesures. La leçon tunisienne nous apprend que le peuple ne veut pas que des mesures socio-économiques, mais aussi politiques. Le peuple ne veut pas que le pain mais aussi de la dignité. C'est un tournant qui doit obliger les dirigeants à s'atteler à élargir le champ des libertés et de la démocratie. Hillary Clinton a d'ailleurs appelé les pays arabes à plus de démocratie.