Abdellah Taia est un écrivain marocain amoureux du cinéma. Son rêve était de devenir metteur en scène. Avec cette écriture tendre qui caractérise sa littérature, il nous rapproche de sa double passion. Le cinéma est entré très tôt dans ma vie. Et depuis la vie c'est le cinéma, et le cinéma la vie, pour reprendre la célèbre phrase de François Truffaut. Longtemps je n'ai fait que lire sur le cinéma, j'imaginais les films qui ont marqué l'histoire à travers les mots. Je fabriquais mes propres films, mieux : j'en étais le réalisateur, et parfois même l'acteur/actrice principal(e). J'imaginais «Rio Bravo», « America America», «Les Enfants du paradis», «Cris et chuchotements»… J'imaginais Marlon Brando sur les quais, puis criant après Vivien Leigh qui crève d'envie de se donner à lui… J'imaginais Arletty, Gene Tierney, Marlene Dietrich, Bette Davis, Ava Gardner, Montgomery Clift, Rock Hudson, Liz Taylor…J'imaginais les films de John Huston, Douglas Sirk, Andrei Tarkovski, Taoufiq Saleh… J'imaginais Isabelle Adjani dans la peau d'Adèle H., la fille de Victor Hugo, folle d'amour, et Meryl Streep face à des choix terribles… Longtemps je ne savais pas où trouver ces films, où les rencontrer réellement, entrer en eux physiquement, ils ne passaient nulle part à Rabat-Salé. Des fois je tombais par hasard à la télévision marocaine sur certains d'entre eux. La télévision, bien sûr, ce n'est pas une salle de cinéma, ce n'est pas la même magie ni la même transmission, mais il paraît que Martin Scorsese a découvert l'essentiel du cinéma mondial à la télévision quand il était petit et qu'il était obligé de garder le lit à cause de son asthme. C'était l'époque où Nourreddine Saïl choisissait les films pour la TVM. Les cinéphiles marocains doivent beaucoup à ce Monsieur. « La Momie » de Chadi Abdessalam (sans doute le plus beau film du cinéma arabe), « Et la Nave va » de Federico Fellini qui se passe dans un paquebot majestueux, «Qui a tué Liberty Valance?», «Little Big Man»…Je tombais sur des images exceptionnelles qui m'attiraient de façon irrésistible et qui s'inscrivaient instantanément, et pour toujours, dans ma mémoire. Souvent je ne comprenais pas ces films, leur histoire, leur rythme, leur montage ; la religion du 7ème art n'a pas besoin d'intelligence mais plutôt, et avant toute chose, de sensibilité, d'ouverture sur le mystère : accepter de ne pas tout comprendre des images qui défilent ( et de la vie ) est l'une des plus grandes leçons que j'ai jamais reçues. Bien sûr, comme tous les enfants du peuple, j'allais aussi voir les films indiens et les films chinois : des mélodrames chantés et dansés qui n'en finissent pas de nous transporter, de nous éblouir , de nous faire pleurer ( et il n'est pas recommandé de lire les sous-titres en arabe ) et la beauté poétique des combats de karaté, de véritables chorégraphies modernes – on s'en rend compte seulement aujourd'hui en Occident. J'aimais profondément les deux. Ils me paraissaient à l'époque antagonistes, maintenant je les perçois comme complémentaires, allant toujours de pair. D'ailleurs les salles de cinéma populaires à double programme les projettent toujours l'un après l'autre. Hier, je les considérais comme inférieurs à ceux réalisés par John Ford ou bien Marcel Carné, aujourd'hui je vois de façon évidente qu'ils participaient à la même chose, à la même célébration, celle de la vie merveilleusement magique et opaque. Quand il m'arrive de les revoir j'y décèle une grande profondeur, une grande capacité à générer des sentiments et des idées très complexes. Avoir la possibilité, aujourd'hui à Paris, de voir un cinéma d'auteur reconnu par la critique ne m'a pas fait renoncé à cet autre cinéma, celui de mon enfance, celui de la première religion. Ma foi inébranlable dans le cinéma vient peut-être de ces premiers films d'un monde lointain vus sans résistance et en version originale. Le rêve tend toujours à devenir réalité, il veut se concrétiser, se réaliser matériellement. Un rêve conduit presque toujours à un autre rêve. Mon rêve cinématographique, à l'adolescence, était de devenir metteur en scène, passer de l'autre côté, derrière l'écran. Je m'y suis préparé des années durant : j'ai lu, lu, et relu… Et puis un jour, j'ai compris qu'il fallait renoncer momentanément. Je n'avais pas les moyens d'aller jusqu'au bout, cela ne dépendait pas de moi. Je me suis alors accroché à ce que j'avais, à ce qui me restait : les mots. Ces derniers m'ont conduit à un rêve que je n'avais pas rêvé : l'écriture. Le cinéma me l'avait appris, je l'avais un peu oublié : la vie est un grand mystère, on croit tout connaître sur nous, on se trompe ; on se croit sûr de son unique rêve et, au fond, dans le noir apaisant de nous-même, un autre rêve se fabrique secrètement, à notre insu, et un jour il se révèle. On l'accepte tout de suite, on l'accueille chaleureusement. Cela s'appelle la survie, cela s'appelle également l'espoir dans la vie et ses surprises. Le jour où j'ai eu cette révélation j'ai revu dans le cinéma Malaki à Rabat « Il était une fois en Amérique », le dernier film réalisé par Sergio Leone. A ma grande surprise, il parlait exactement de la même chose, de ce que je venais enfin de comprendre vraiment. Il était temps. Abdellah TAIA écrivain