Sorti de l'enfer en 1991, Aziz Binebine a voulu oublier. «Il fallait passer à autre chose, vivre maintenant», explique-t-il. On connaît cette phrase devenue célèbre, prononcée en 1930 par l'aviateur Henri Guillaumet après qu'il soit parvenu à sortir vivant d'un atterrissage forcé dans la Cordillère des Andes: «Ce que j'ai fait, aucune bête n'aurait pu le faire». C'est aussi ce qu'on se dit à la lecture du livre d'Aziz Binebine: «Tazmamort», ouvrage où il raconte ses dix-huit années d'enfermement dans le terrible bagne de Tazmamart. Ces dernières années, nous avons eu la possibilité de lire plusieurs récits sur cet incroyable lieu de détention construit spécialement en plein désert pour les officiers et sous-officiers qui avaient été impliqués, généralement malgré eux, dans les tentatives de coups d'Etat de juillet 1971 et août 1972 contre le Roi Hassan II. Nous pouvons donc avoir l'impression de déjà «tout connaître» de ces cellules de béton de trois mètres sur deux, sans lumière, sans protection contre le froid, la chaleur et les inondations, où serpents et scorpions représentaient des dangers supplémentaires, en plus du manque de soins et de nourriture. Cinquante-huit militaires, fantassins et aviateurs, furent enfermés dans ces sortes de tombeaux où régnait une odeur pestilentielle. Seuls vingt-huit d'entre eux ont survécu. Sorti de l'enfer en 1991, Aziz Binebine a voulu oublier. «Il fallait passer à autre chose, vivre maintenant», explique-t-il. Certes, son témoignage, recueilli par l'écrivain Tahar Ben Jelloun, avait nourri voici huit ans le roman controversé de celui-ci : «Cette aveuglante absence de lumière». Mais l'ancien jeune officier cultivé, dont le père était un proche courtisan du Souverain, voulait que Tazmamart sorte de sa vie, devienne comme un épisode étranger à sa propre existence. S'il a fini par écrire son propre livre, c'est surtout pour qu'on n'oublie pas les noms de ses camarades morts. «On parle beaucoup des survivants, mais on passe sous silence les morts, commente-t-il. Or, ce sont eux les grands perdants». Aziz Bibebine a survécu d'abord parce qu'il ne s'est pas révolté contre ce qui lui arrivait et qu'il ne s'est pas laissé ronger par le ressentiment et les regrets. Dans une attitude que seul un croyant peut avoir, il a accepté son sort : «J'étais persuadé que je devais me conformer à ce qui m'était imposé. Aujourd'hui, je pense toujours que c'était la volonté de Dieu, et je l'ai acceptée». Mais il a pu échapper à la mort grâce aussi à son extraordinaire capacité à contrôler ses émotions et à habituer son organisme à la violence des situations imposées. C'est, également, l'altruisme qui a sauvé Aziz et ses compagnons d'infortune, la conscience que c'était en abandonnant tout souci égoïste et en se tournant vers les autres, que l'on pouvait échapper au dépérissement ou à la folie. Seuls des hommes ont pu inventer un système carcéral aussi cruel. Seuls des hommes ont pu accepter, par leur veulerie, d'être les fonctionnaires souvent sans la moindre compassion de cette mécanique de destruction. Mais seuls des hommes, aussi, pouvaient avoir assez de force d'âme et de goût de la vie pour traverser semblable épreuve.