Avec la force de frappe technologique, médiatique, publicitaire, dans ce fameux village planétaire que vous savez, le modèle américain est «déchargeable» instantanément. Méfions-nous des formules définitives. Outre qu'elles sont trop faciles et généralement inutiles, elles peuvent s'avérer fâcheuses pour ceux-là mêmes qui les profèrent. Ainsi en va-t-il, par exemple, de toutes les modes à la mort de ceci ou à la fin de cela. Des oraisons funèbres implacables n'ont-elles pas mille fois accompagné l'Histoire à sa dernière demeure, enseveli le roman, enterré en pompe de toute taille des arts divers, signé le certificat de décès de tel ou tel grand courant de la pensée humaine, de telle ou telle branche du savoir, délivré le permis d'inhumer la politique, convoqué les pleureuses aux funérailles de la lutte des classes, planté allègrement le dernier clou au cercueil de la Nation, installé six pieds sous terre l'idée même d'Etat, ou encore proclamé solennellement la mort de Dieu et la disparition tragique des religions. La liste est longue, trop longue pour que l'on puisse cerner le nombre de pécheurs pour mieux leur infliger l'infamie des multiples démentis. Tentation d'autant plus vaine que cela ne chagrinerait point un très inintéressant Fukuyama, et ferait sans doute beaucoup de peine au grand Nietzsche s'il s'avère qu'il contemple son propre «plantage» du haut d'un coin de Paradis dont relèvent son ancien lieu de résidence terrestre et sa conscience de l'époque. Alors, bon, soyons lucides, mais charitables. Après tout, la vie, cette vieille construction «de bruit et de fureur racontée par un fou» n'est-elle pas une litanie de vérités successives s'excluant au rythme oublieux du temps et des époques, ce qui lui permet précisément de perdurer, de se recycler, de régresser, de repartir, de tourner en rond, au drame, à la tragédie, à la farce… C'est-à-dire à accomplir son unique destin : faire le chemin dans l'erreur, la présomption, le tâtonnement, le mensonge, l'éclair de génie, les méandres de la bassesse, les bribes de vérités, les montagnes de doute dans un éternel recommencement chaotique dont le seul moteur est la conscience humaine et la frayeur insupportable que cela induit, de l'unique et effroyable certitude : sa propre finitude. Pour résumer, on pourrait dire à la décharge de tous ceux qui se trompent -provisoirement, on l'aura compris - sur la pérennité des choses, que le drame de l'humanité, le sens de la vie, etc, depuis que l'homo sapien a eu la très navrante idée d'avoir conscience d'avoir conscience, est le suivant : est-ce qu'on se pend tout de suite ou on croit ce que racontent l'oracle, le gourou, le philosophe, le clown, le politicien, le journal, la radio, l'œuvre littéraire de l'ancienne mannequin, les mémoires du sportif dopé, le traité politique de la nouvelle star de la télé-réalité, le classement du magazine Forbes ou la fatwa d'un ignare assumé et partageux. Mine de rien, cela fait passer le temps et avec, le cafard de cette malheureuse conscience. Et c'est avec cela qu'on a traversé des millénaires et même construit des civilisations. Simplement, il ne faut jamais désespérer. Parce que cela marche encore. Tenez, la politique, à tout hasard: que n'a-t-on pas entendu depuis des lustres, qu'elle agonisait dans d'atroces souffrances. Que celui qui n'a pas, à cette rumeur, été au moins saisi d'un douloureux doute, jette la première pierre. De l'Autriche de feu Jörg Haider à l'Afrique du Sud de la très aimable ANC, en passant par le zénith ou le Fouquet's à Paris, une télé du sémillant Berlusconi à Rome, les causeries radiophoniques de l'ami Chavez, la peopolisation, le fric, le show, le spectacle, la démagogie, le creux, le néant, ont failli faire perdre la foi aux plus fervents croyants de la chose. Une peur si insoutenable que l'on n'ose même pas en sourire… Pourtant, il suffisait juste de patienter. Pourquoi se triturer les méninges, se faire inutilement mal, supputer le pire, alors qu'il convenait, en êtres instruits de la nature des évolutions de l'Histoire et de l'expérience humaine cumulée, de regarder la télévision. La politique est là. Enfin, là-bas. Elle est nouvelle, moderne, pétillante, enthousiasmante, prometteuse, intéressante, profonde, révolutionnaire même, «internetisée» tenant en haleine, rebondissante en multiples avalanches de suspens à la seconde, magnifique, féerique. Les mots manquent parce qu'il y en a trop et le tri spontané est difficile. Mais, qu'importe le flacon, pourvu que l'on savoure l'ivresse de ces retrouvailles. La politique est là. Elle n'a pas la tête de Sarah Palin, le QI de Sarah Palin, la vision de Sarah Palin, la culture de Sarah Palin, les convictions de Sarah Palin, le projet national et planétaire de Sarah Palin, le discours de Sarah Palin, le charisme de Sarah Palin, l'appel nature à l'engagement que dégage Sarah Palin… Non, elle n'est rien de tout cela. La politique est Sarah Palin. La fille enceinte de Sarah Palin, la tempête de vide sous le chignon de Sarah Palin, les bourdes de Sarah Palin, l'incommensurable rien que peut incarner le vertige star académique en politique. Voilà, on peut tranquillement vaquer à nos modestes occupations. Le monde est sauvé. Encore une fois grâce aux Etats-Unis. Les sceptiques décidément, objecteront que c'était bien la peine de se donner la peine de nous intéresser à la si lointaine et inaccessible Amérique. Et que cela ne nous regarde pas, etc… Que nenni. L'ennui avec les Etats-Unis, c'est que c'est une espèce d'avenir proche que l'on peut contempler en «direct-live» à partir du présent. Avant, on le concède volontiers, le modèle américain mettait quelques décennies pour arriver. Ce qui avait deux avantages : ses contemporains plus ou moins lointains ne le connaissaient pas forcément et puis même ceux qui en soupçonnaient le fond et les contours savaient qu'il ne les rattraperait pas de leur vivant. Alors, ils conseillaient vaguement à leurs enfants d'apprendre cinq cents mots d'anglais commercial et mouraient la conscience et la fibre paternelle bien paisibles. Aujourd'hui, c'est diffèrent. Avec la force de frappe technologique, médiatique, publicitaire, dans ce fameux village planétaire que vous savez, le modèle américain est «déchargeable» instantanément. Autrement dit, cet avenir-là, ce serait miraculeux que beaucoup y échappent. On va essayer de boucler le raisonnement en prétendant que dès lors que l'humanité ajoute à sa conscience d'avoir conscience, la possibilité de contempler de son vivant l'allure que prendra, sur un certain nombre de choses essentielles, son déclin ultime vers la finitude, eh bien, sa terreur ancestrale et constitutive ne va pas s'arranger. Et si on avait un conseil à lui donner, ce serait que notre bonne vieille humanité se hâte de prendre une bonne camomille, de vérifier le réveil et de se coucher tôt. Le débat entre Obama et McCain, c'est à une heure du matin tapante. Sur toutes les chaînes d'info du monde et dans toutes les langues. Il ne sera pas dit que nous n'aurons pas vu l'Avenir en direct, n'est-ce pas ? Ce sera déjà cela de bon à raconter à nos petits-enfants qui transmettront, lorsque les rapaces du capitalisme charognard auront renvoyé tout ce beau monde dans ses cavernes originelles. Et à partir de ce patrimoine de l'humanité, le genre du même nom, instruit et averti - non pas par le passé, mais par l'avenir- pourra s'atteler à recommencer le même drame, les mêmes tragédies, les mêmes farces. Une civilisation, en somme. • Par Mohamed El Gahs