Robert Benlolo et Jacob Pérez vendent du tissu à Casablanca. Ils auraient pu, chacun, faire carrière dans des domaines très différents mais l'on n'échappe pas à sa vocation. Portraits parallèles de deux marchands de tissu. Comment faire pour devenir marchand de tissu et s'imposer dans ce domaine quand on n'a pas été spécialement formé pour ça ? Robert Benlolo et Jacob Pérez, casablancais de souche, tous deux récemment installés à leur compte après une vingtaine d'années chacun de travail salarié, racontent leurs parcours respectifs et la naissance de leur vocation. Faisant mentir au passage le proverbe selon lequel « Ton confrère est fatalement ton ennemi », tellement ces deux-là s'apprécient et sont amis. Jacob Pérez, 37 ans, aurait pu devenir orfèvre-bijoutier comme David, son père, qui tenait boutique dans l'ancienne médina de Casablanca. Ou alors faire carrière dans l'électricité, comme sa formation de base acquise à l'école ORT lui en donnait la possibilité. Mais des circonstances familiales l'obligent, à l'âge de seize ans, à travailler pour gagner sa vie. C'est ainsi qu'il se retrouve engagé dans une usine de confection casablancaise et entreprend de relever le défi d'une mise à l'épreuve au bas de l'échelle. Six mois plus tard, ayant fait ses preuves, Jacob est affecté dans la boutique que son patron possède à Derb Omar, en qualité de vendeur. Attablé à la terrasse d'un café du boulevard d'Anfa, en attendant qu'on lui livre un échantillon de tissu, Jacob parle avec plaisir de ces premières années de terrain : « Le commerce, je devais avoir ça dans le sang : j'ai grandi dans l'ancienne médina et pour s'initier au business, rien ne vaut une enfance passée dans ce quartier-là, entre touristes et bazaristes…» Règle d'or du bon vendeur : connaître et aimer son produit ! Méthodiquement, patiemment, passionnément, Jacob va donc apprendre tous les secrets du tissu, cette matière infiniment diversifiée et prometteuse de profits garantis: les gens auront toujours besoin de se vêtir… Pour Jacob, ces années-là sont également celles de la pratique des valeurs de base qui fondent toute carrière réussie : le travail, le sérieux, la reconnaissance surtout envers ceux qui vous ont mis le pied à l'étrier. Même lorsque l'on décide finalement, après vingt ans de bons et loyaux services, de s'installer à son compte. « «Il ne faut jamais cracher dans le puits où l'on a bu, on ne peut pas réussir si on ne respecte pas un minimum de règles ! » commence par souligner Jacob avant de confier qu'il a pris son envol dans le métier avec la garantie, donnée par son ex-employeur, de trouver la porte ouverte au cas où il souhaiterait revenir auprès de lui : «Un bon patron, auprès de qui on a grandi et on s'est formé, c'est comme une famille, on lui demeure lié». C'est par un chemin nettement plus original que Robert Benlolo, 43 ans, né à Casablanca lui aussi, a atterri dans le tissu. Diplômé en mécanique de précision à l'ORT, il commence par exercer le métier de mouliste dans un atelier : les tours, les fraiseuses et autres rectifieuses n'ont pas de secrets pour lui. Pendant un an, huit heures par jour, les mains dans la graisse et les tympans meurtris par le bruit incessant des machines, il prend lentement conscience que ni son bonheur ni son avenir ne sont dans ce métier-là. C'est alors qu'un ami lui propose de d'essayer à la vente en représentation. C'est le déclic qu'il attendait. Sa carrière de commerçant vient de commencer, avec l'Encyclopédie du Maroc qui constituera son galop d'essai. Un an plus tard, rodé aux ficelles de son nouveau métier, il change de domaine au gré d'une nouvelle opportunité : le mobilier et l'équipement de bureaux. Et c'est auprès de l'un de ses clients, une usine textile, qu'il se voit proposer de prendre en charge la gestion de l'usine en question, en qualité de bras droit du patron. Ce dernier a vite fait de remarquer sa polyvalence de technicien doué pour le commerce. Installé sur quatre étages, son nouveau domaine le conduit à maîtriser tous les aspects du tissage, de la bobine de fil vierge au tissu façonné. Cela l'occupera pendant deux ans, avant qu'il se rende compte que les patrons ont parfois bien du mal, hélas, à apprécier leurs collaborateurs à leur juste valeur. Comme il sera amené à le faire régulièrement par la suite, il estime qu'il a assez donné et s'en va. Il s'engage alors dans un parcours jalonné d'expériences ponctuelles, dans la mesure où tous ceux qui font appel à ses compétences rechignent à lui donner véritablement les moyens de s'accomplir. Mais pour lui, la cause est entendue : il se sait en apprentissage, ne doute pas que son destin l'attend encore et capitalise donc les expériences. Jusqu'à sa première tentative de s'établir à son compte en tant que façonnier, qui finira bientôt par se heurter à la nouvelle donne du marché : les affaires ne sont plus ce qu'elles étaient, la vie devient décidément très dure pour les textiliens. C'est ainsi que depuis un an, Robert est installé dans ses murs au garage Allal, une boutique spécialisée dans les tissus destinés aux vêtements traditionnels, les jellabas en particulier. Et que, sa bonne humeur, son savoir-faire et son sérieux aidant, il peut compter sur une clientèle d'habitués qui ne cesse de grandir. Au point qu'il envisage à présent de passer à une phase nettement plus ambitieuse de son développement : en face de lui désormais, il y a la Chine et la Turquie, partenaires incontournables de tout marchand de tissu digne de ce nom. Jilali Oqba, son associé, n'en pense d'ailleurs pas moins…