Kariane Thomas, «le bidonville par qui le malheur est arrivé», n'a pas changé d'un iota. Deux années après les attentats du 16 mai, ses jeunes sont désenchantés, l'insécurité y règne toujours et l'espoir s'éteint de jour en jour. Récit. Le décor est désolant. Un terrain vague, jonché de poubelles, détritus et carcasses de voitures et de charrettes. Au milieu de cette scène, un troupeau de brebis squelettiques, l'air affamées broutent des touffes d'herbes sèches. Ici et là, des centaines de sacs en plastique virevoltent au gré des rafales de vent, cette matinée brumeuse de mai. En arrière plan, un paysage encore plus désolant : des centaines de petites baraques, un océan de tôle noirâtre, ayant perdu même l'éclat spécifique à ces feuilles métalliques. Non, il ne s'agit pas d'une fiction hollywoodienne mais une scène de la capitale économique du Royaume, en plein centre du quartier Sidi Moumen, le sinistrement célèbre bidonville de « Kariane Thomas », celui-même dont étaient issus les kamikazes des attentats du 16 mai 2003. Après ces sinistres événements, « le bidonville par qui le malheur est arrivé » est devenu le plus célèbre de notre pays et de la manière la plus sinistre. Deux années après ces événements, il fallait se déplacer sur place, côtoyer cette population taxée désormais de terroriste pour la voir pataugeant dans des conditions de vie indignes d'êtres humains. D'emblée, la misère saute aux yeux. Animaux et humains vivent et circulent dans les dédales des habitations. Des mares d'eaux usées, puantes et des amas de détritus ponctuent les petites ruelles de cette petite ville en tôle qui, selon les données du dernier recensement, compterait près de 3.500 baraques. Ce matin-là, beaucoup d'enfants partaient à l'école. D'autres, en bas âge, se retrouvent devant le seuil de leur baraque attendant que leurs mères terminent la besogne du ménage dans un lieu exigu destiné à accueillir une famille nombreuse. L'une de ces dernières, une dame d'une cinquantaine d'années, se trouvant au comptoir d'une petite épicerie de fortune, se livre tant bien que mal au jeu des questions réponses. « Qu'est-ce qui a changé en deux années ? » Stupéfaite de voir des inconnus lui demander d'évoquer une situation sur laquelle un simple coup d'œil au décor des alentours suffirait à renseigner, elle ne prend même pas la peine de répondre. Interpellée une seconde fois, elle répond laconiquement, un sourire narquois aux lèvres. « J'ai neuf enfants, la plupart au chômage et en compagnie d'un mari vieillissant, nous arrivons à peine à joindre les deux bouts », explique-t-elle. Les mots n'ont pas eu du mal à sortir de sa bouche par la suite, racontant la misère d'une trentaine d'années de vie bidonvilloise, les nuits froides sous des tôles trouées, le manque d'argent et l'incapacité de survivre aux indispensables besoins de sa famille, mais surtout la peur de voir son enfant subir l'influence de groupuscules intégristes qui ont exploité ces conditions très difficiles pour enrôler des jeunes gens du « kariane ». « Au lendemain des attentats, nous étions les premiers surpris de savoir que les responsables de cette tragédie sont issus de notre bidonville, que nous avons vu grandir et qui jouaient avec nos enfants », enchaîne-t-elle. Une centaine de mètres plus loin, c'est le même son de cloche. Fatima, une femme imposante, répond avec la même ironie à la question. « Les habitants de ce trou perdu de Casablanca ont toujours été des laissés-pour-compte. Ce n'est pas aujourd'hui que la situation va changer. Le fait que le nom du kariane soit lié aux attentats n'a fait que renforcer cet état de fait. Nous n'avons jamais compté dans les politiques des responsables locaux, régionaux ou nationaux », souligne cette maman de trois enfants, tous au chômage, dont deux sont des handicapés mentaux. Un chapitre de souffrance à ajouter au livre de vie de Fatima qui s'est effondrée en larmes alors qu'un petit attroupement de femmes et d'enfants commençait à se former autour d'elle, en partie pour la consoler. « Aux yeux de ceux qui se pavanent dans leur Mercedes, nous ne sommes que des parias ». Le mot a été lâché et repris par de nombreuses autres personnes. Et ils sont une quinzaine de milliers de personnes à l'être rien que pour Kariane Thomas, considéré pourtant moins peuplé que ses deux voisins, Douar R'hamna et Douar Skouila. Et c'est encore pire après les attentats. Aux yeux de leurs voisins bidonvillois, des habitants de Casablanca et du reste des Marocains, ils sont ces « terroristes qui ont enfanté des tueurs. Vous voyez que ce n'est pas vrai. Nous sommes des gens humbles qui se battent pour vivre. Que nos enfants, tout aussi indésirables que nous puisqu'interdits de tout loisir, même celui de fréquenter la salle couverte Sidi Moumen, à deux pas du Kariane ». « Qui doit se soucier des conditions dans lesquelles vit une population qui fait partie de ce Maroc dit inutile. Je vis ici depuis 1972 et je peux vous dire que rien n'a changé en plus de 30 ans », note avec amertume Fatiha, curieuse de connaître le fin mot de ce petit attroupement au fond de sa petite ruelle. «Les conditions de vie ne font que s'empirer. Nos enfants sont voués à l'échec scolaire et n'ont d'autre issue que la criminalité et la consommation de drogue et d'alcool, nos maris ont l'échine courbée à force de travailler et nous, femmes de Kariane Thomas, sommes obligées de gérer un quotidien misérable, où les problèmes n'ont pas de fin. Et que font nos responsables ? Ils invitent une chanteuse libanaise pour se produire à Marrakech pour la somme d'un milliard de centimes. Demandez à tous ces gens qui vivent ici ce qu'ils en pensent ! Ils vous diront tous : Dieu que c'est injuste ! ». Une colère latente, très compréhensible qui a été nourrie pour envoyer de jeunes Marocains entre les griffes du terrorisme, mais qui n'a pas empêché la quasi-totalité de ces petites gens de garder une grande foi en Dieu, qu'ils invoquent matin et soir. Cette colère de se sentir impuissant face à un vécu amer et un avenir plus qu'incertain ne les empêche pourtant pas de goûter à quelques plaisirs que leur vie indigente leur permet de temps à autre. Avec son pyjama en coton bon marché et ses sandales en plastique, Fatiha a pourtant belle allure. Un port de tête très hautain pour cette femme d'un âge incertain qui parle un français courant. «Qui aurait cru que j'habiterais un jour un bidonville. J'ai fait des études et grandi au sein d'une famille nombreuse certes mais qui n'était pas dans le besoin. Mais Allah en a voulu autrement et je le remercie de toute manière de m'avoir donné de bons enfants et la santé pour les éduquer et les voir grandir », précise cette ancienne footballeuse de l'Association sportive de Salé avec une pointe de nostalgie mais sans envie et avec résignation. Et c'est justement en invoquant son passé d'arrière centrale que ses traits s'illuminent et que les plaisanteries commencent à fuser de partout. Tout le monde dans le bloc n° 1 de Kariane Thomas connaît en effet les péripéties de la vie de Fatiha et de son mari qui ont vécu longtemps en Europe, en France et en Allemagne notamment. A présent, ils n'ont que les 1.500 dirhams de la pension de l'époux, un cheminot à la retraite, pour subvenir à leurs besoins. Mais en entendant prononcer le mot «recasement», toute cette bonne humeur s'envole. Ce mot, ils l'ont entendu des centaines de fois. Toute la population du kariane a été recensée à plusieurs reprises. A chacune d'entre elles, l'espoir de quitter cet enfer de tôles les a bercés des semaines durant pour laisser place au désenchantement. Et pourtant, le bidonville est pris en étau entre d'immenses complexes immobiliers initialement destinés aux ménages à faible revenu mais qui ont subi la loi des spéculateurs immobiliers. Des logements qui leur sont pourtant interdits. Tous se souviennent de la visite royale au lendemain des attentats. Un complexe d'habitation, en construction à l'époque, a bien été présenté au Souverain comme étant destiné au relogement d'une partie des bidonvillois. Il n'en est rien. Tous les habitants du kariane attendent qu'on veuille bien se pencher sur leurs cas. En voyant leurs voisins de Douar R'hamna pouvoir bientôt bénéficier de logements sociaux, ils n'ont que la patience des pieux et des sages. «Nous ne nous faisons pas d'illusion. Je mourrais peut-être sans pouvoir déménager de ce trou à rats où j'habite. C'est le destin des gens indésirables comme nous », souligne un vieillard, découvert au coin d'une rue en train de déboucher une canalisation d'eaux usées qui a inondé la ruelle de puanteur. Et qu'en est-il des jeunes ? Ils se trouvent à tout coin de rue, victimes de séquelles d'une nuit agitée à boire, fumer et se droguer pour tuer un temps qu'ils ont en abondance et dont ils ne savent quoi faire, chômage et oisiveté obligent. Pour trouver quelques jeunes, responsables associatifs, il a fallu se rendre chez le coiffeur du coin du nom même de l'association « Espérance des jeunes de Thomas ». Ils sont trois au chômage déterminés à changer ce vécu via le sport et la culture, entre autres. Mais les embûches se trouvent partout. A l'ordre du jour cette matinée-là, la discorde avec le directeur de la Maison des jeunes de Sidi Moumen, se trouvant à quelques centaines de mètres de leur bidonville. « Ce sont des problèmes que nous gérons au quotidien. Nous y sommes bien obligés pour arriver à nos fins, à savoir montrer aux jeunes de Thomas qu'il y a de l'espoir et qu'ils peuvent voir l'avenir sous de meilleurs auspices », estime Bouchaïb, président de l'association. En attendant ce lendemain meilleur, ils n'ont que le combat contre la misère, le chômage, la sourde oreille et l'insouciance des responsables ainsi que la cruauté du destin, avec pour seule arme leur détermination. « L'héroïsme est un trait de caractère chez les habitants du bidonville. Il y a de cela une cinquantaine d'années, ils sont venus à bout de ce célèbre Français du nom de Thomas, symbole de l'exploitation coloniale qui habitait tout près. Ils arriveront de même à changer leur vécu, sans bombes, mais à force de détermination et de travail », conclut-il.