Le Maroc a vécu vendredi 16 mai la nuit la plus épouvantable de son histoire à cause des attentats-suicide qui ont frappé Casablanca. Récit d'une effroyable tragédie. Il est environ 22 heures ce vendredi 16 mai lorsque des déflagrations simultanées retentissent dans le ciel printanier de Casablanca. Au début, les habitants ont pris ces explosions pour des coups de canon marquant les festivités de la naissance du Prince héritier Moulay El Hassan. Ils étaient à mille lieues de penser que ces détonations étaient celles de bombes. Et pas n'importe lesquelles. Des bombes humaines. Dans les instants qui suivirent, les gens, incrédules, appellent les amis et les proches pour avoir une confirmation. L'annonce dans un premier temps de la nouvelle puis la diffusion plus tard dans la soirée des images de l'horreur par quelques chaînes satellitaires ont fini par convaincre tout le monde que Casablanca était bel et bien la cible d'attaques terroristes. C'est la stupeur et le choc tout au long de cette nuit macabre avant que l'indignation et la rage ne prennent le dessus le lendemain. Le Maroc en émoi. Le Maroc dans tous ses états. La capitale économique est frappée de plein fouet par des attentats-suicide provoqués presque en même temps dans cinq endroits différents situés en plein centre-ville : l'hôtel Farah (ex-Safir) sur l'avenue des Forces armées royales, la Casa d'Espana à la rue Lafayette, le cercle de l'Alliance israélite dans le quartier bourgogne, un restaurant jouxtant le consulat de Belgique et un cimetière juif dans l'ancienne médina. Alerte générale sur fond de panique et de confusion. L'heure est grave. Les forces de sécurité (gendarmerie, police et forces auxiliaires) se sont déployées immédiatement sur les lieux du drame avant de boucler complètement vers minuit les secteurs ensanglantés où la foule immense et compacte des badauds s'est rassemblée malgré les multiples tentatives de la faire disperser. C'est que le spectacle n'est pas bel à voir. Les scènes d'épouvante et de désolation étaient poignantes notamment à la Casa d'Espana où l'attaque terroriste, spectaculaire, a fait le plus de victimes parmi la centaine de clients attablés pour dîner. Ici, s'offrent aux regards horrifiés des dizaines de corps déchiquetés et dispersés autour des débris de bois, d'acier et de verres… La violence de l'attaque est telle que de fragments humains étaient dispersés loin, dans la rue et sur les murs des bâtiments avoisinants. Policiers et volontaires du quartier, ahuris, se sont affairés pendant des heures à effacer les traces de ces actes barbares. Mêmes scènes de violence à l'hôtel Farah dont la façade a été éventrée par une bombe qui a été déposée devant la porte de l'établissement par un kamikaze. L'explosion est tellement forte que les vitres ont volé en éclats et le faux plafond de l'entrée s'est effondré. Les voitures stationnées devant l'hôtel ont été calcinées. Le souffle de la charge a même blessé des passants qui marchaient en bordure de l'hôtel et quelques véhicules qui roulaient à proximité. Les images insoutenables de ce terrorisme aveugle qui a touché Casablanca ont frappé les esprits. Les Marocains n'ont jamais vu ça. Ils ont longtemps cru que cela n'arrivait qu'aux autres. Pour la première fois, les Casablancais se sentent perdus à Casablanca. Le sentiment d'invulnérabilité est parti tout à coup en lambeaux. Visages hagards, mines affolées, ils arpentent les boulevards et les artères d'une ville en détresse, à la recherche d'une explication, d'un début de réponse à cette vague d'attentats brutale. Rien. Les regards n'expriment que désarroi et perplexité. Personne ne comprend ce qui est arrivé. Les services sanitaires de la ville n'étaient certainement pas préparés à faire face à l'ampleur d'une telle situation d'urgence et à faire face à un afflux de blessés sans précédent dans l'histoire de la métropole. Cette nuit du vendredi à samedi sera rythmée sans relâche par le bruit des sirènes des ambulances et des véhicules des forces de sécurité. Répartis en cinq groupes, les auteurs des actions terroristes sont au nombre de 14 dont l'un d'eux (celui de l'hôtel Safir) n'a pas pu actionner son engin explosif. Il a été arrêté par des policiers et un employé de l'établissement. Les commanditaires ont visiblement bien planifié leur “coup”. Ils ont profité de la période des festivités de la naissance du Prince héritier et le jour du 47ème anniversaire de la Sûreté nationale pour commettre l'indicible . Du coup, l'ambiance de fête qui régnait dans le Royaume a cédé la place à une atmosphère de terreur. Devant les caméras des deux télévisions nationales, les récits d'horreur des témoins oculaires de ces tueries se succèdent les uns après les autres comme pour exorciser un mauvais sort. Casablanca ne fermera pas l'œil de la nuit. Des familles entières ont afflué en masse très tôt le lendemain vers la morgue dans l'espoir d'identifier un proche, un ami, un fils… pris dans ce haut piège terroriste à Casablanca. Tâche difficile étant donné que la plupart des corps sont défigurés. Images de grande émotion et d'infinie douleur. Pleurs et sanglots… Le bilan est lourd. On dénombre officiellement une quarantaine de victimes dont la majorité sont des Marocains et une centaine de blessés. S.M. le Roi s'est déplacée le lendemain à Casablanca où il a tenu une réunion de crise avec les hauts responsables de la sécurité qui se sont réunis ensuite avec les experts en terrorisme américains, français et espagnols pour tenter de démêler l'écheveau de l'opération terroriste. Après le temps de la stupeur, celui des questions. D'abord, qui sont les auteurs de ces attentats-suicide ? Ensuite cette question lancinante qui revient comme un leitmotiv : pourquoi s'en prendre de cette manière sauvage “ étrangère à la culture marocaine“ à des innocents ? Au début, tout le monde voyait dans cette effroyable tragédie d'autant plus la signature d'Al Qaïda que son chef Oussama Ben Laden avait adressé deux jours avant les frappes terroristes de Riyad du 13 mai une cassette au siège de la télévision algérienne Khalifa News. Teneur du message : “ Je frapperai bientôt le régime traître du Roi Fahd qui s'est soumis à l'agresseur américain (contre l'Irak) ainsi que le Roi Abdallah (de Jordanie) qui est coupable de complicité dans cette guerre injuste et tous les pouvoirs arabes qui ont observé un silence coupable et qui paieront bientôt le prix de leur traîtrise”. Les réseaux d'Al Qaïda sont-ils derrière les attentats de Casablanca ? L'enquête est en cours. Pour le moment, les enquêteurs ont saisi dans le domicile du kamikaze arrêté une charge explosive et une formule pour la fabrication des bombes et procédé à l'interpellation d'une trentaine de suspects. Si les attentats de Casablanca portent la marque du terrorisme international comme l'a souligné le ministre de l'Intérieur Mustapha Sahel dans sa première intervention télévisée qui a suivi les événements, il est désormais certain que les kamikazes sont tous Marocains. Âgés entre 20 et 24 ans, issus pour la plupart du quartier périphérique de Sidi Moumen, ils faisaient partie de la mouvance clandestine de la Salfia Jihadia apparue au début des années 90 et qui a essaimé dans nombre de villes du Royaume. Le groupuscule de Casablanca qui se dénomme “Assirat Al Moustakim“ (le Droit Chemin) compte des adeptes se recrutant parmi la masse des jeunes exclus. Le ministre de la Justice Mohamed Bouzoubaâ a confirmé cela dimanche 18 mai lors d'une déclaration à la télévision. Le ministre a ajouté que certains kamikazes sont “revenus récemment d'un État étranger”. Sans préciser lequel. Ce sont donc ceux-là mêmes qui avaient assassiné il y a quelques années à Casablanca un gardien de la paix du nom de Saïd Roussaïne avant de jeter son corps dans un puits à Bouskoura et lapidé l'année dernière un dealer pour avoir fait “offense à Dieu“. Les auteurs de ces meurtres, instruit par la Chambre criminelles de la cour d'appel de Casa, avaient été condamnés en janvier dernier à des peines de prison allant jusqu'à 20 ans. Les supporteurs de ces groupes fanatiques ont fait vivre au Maroc un été 2002 très chaud. Pendant le mois d'août de l'année passée, les Marocains ont découvert, entre peur et stupéfaction, que leur pays n'est pas à l'abri de l'intégrisme violent animé par une horde de jeunes obscurantistes, qui ont décidé de passer à l'action. Ces derniers sont prêts sur la base d'une simple fatwa à s'ériger en justiciers, disposés à tuer s'il le faut, puisqu'ils ne reconnaissent pas l'autorité de l'État. Le recours aux bombes humaines après avoir jusqu'ici utilisé l'arme blanche montre une radicalisation de cette mouvance. Un tournant dangereux. Après la vague de terreur de ce vendredi, Casablanca offre un autre visage. Quelque chose a visiblement changé. La vie a certes repris ses droits mais rien ne sera jamais comme avant.