Il faut les voir de près, s'arc-bouter à côté d'elles en attendant un éventuel «employeur» et partager avec elles un registre langagier qui leur est spécifique pour palper une souffrance qui prend du temps pour dévoiler le vécu d'une bonne à tout faire. Regroupées par dizaines dans des places connues par les habitants de toutes les villes du Royaume, sous le nom de Moukef, des femmes âgées de vingt ou de soixante ans patientent dans leurs coins en espérant que quelqu'un fasse appel à leurs services. Souvent elles languissent pour rien mais leurs volontés et patiences n'ont d'égal que l'espoir de sortir la tête haute d'une situation inconfortable qui ronge leur santé morale et physique. Leur espoir aussi en un monde meilleur. Des femmes à la volonté inébranlable dans un monde qui a perdu ses repères évaluatifs et qui oublie que le labeur glorifie son exécuteur malgré les écumes des jours. Des femmes qui savent qu'elles n'ont aucun droit comme les autres salariés à part l'effort amplifié dans la sueur pour qu'elles puissent mériter les dirhams au prix d'une dure et pénible tâche. Et pourtant, ces «superwomen» au visage affaibli par le travail ou l'attente ne pleurnichent pas à la manière des bébés qui ont perdu leur biberon. Elles ne cherchent qu'une chose: travailler d'arrache-pied pour retourner vite chez elles et assumer d'autres responsabilités. Et peu importe si elles travaillent comme un nègre, cheval ou forçat. «Si on fait appel à nous c'est pour faire des travaux qui ne sont pas aussi simple que bonjour», précise l'une des femmes du Moukef. Et puisque toute médaille a son revers, plusieurs d'entre elles ont pu s'en sortir avec tous les honneurs de ceux qui réussissent à éduquer leurs enfants et les accompagner sur les chemins de la réussite. «Halima est un exemple à suivre. Veuve à l'âge de 33 ans et sans famille. Elle se présentait chaque jour au Moukef d'Oujda et travaillait sans relâche pour permettre à ses deux enfants de terminer leurs études. Dieu lui a remplacé son mari par deux enfants qui étaient studieux dans leur scolarité. Après avoir passé avec nous quinze ans, ses deux enfants l'ont fait sortir de ce gouffre : l'un d'eux est devenu médecin, l'autre un grand officier de l'armée. De temps en temps elle nous rend visite et elle nous recommande à des connaissances de ses enfants». C'est en ces termes que Malika, une habituée du Moukef, a présenté avec fierté l'une de ses anciennes amies. Malika peut aussi raconter d'autres histoires. Malheureusement, elles ne sont pas des success stories mais de vrais drames. En somme des récits réels où l'intensité de la souffrance est à son paroxysme. Souvent, les femmes du Moukef attendent «Rahmate Rabbi» aux alentours des grandes portes des anciennes médinas, ou sur les lieux des souks quotidiens. Des fois, certains inconscients leur interdisent même le droit d'attendre. «On attendait nos employeurs dans cette place depuis le temps où il y n'avait que des cimetières dans ces alentours. De nos jours, des commençants qui exploitent illégalement l'enceinte du souk Melilla cherchent à nous chasser de cet endroit, alors que les responsables municipaux ou préfectoraux ne nous disent rien», déclare Zahra, une cinquantenaire dans un moment d'emportement. Et d'enchaîner : «le Moukef est notre bureau de demande d'emploi depuis la nuit des temps : depuis que les domestiques de maison étaient payées à 15 centimes la journée. D'autant plus qu'on ne produit aucune nuisance alors pourquoi cette discrimination et cet acharnement à notre égard de la part des commerçants de la place ?», conclut Zahra. «Je suis là depuis une dizaine d'années et il y a des personnes qui nous qualifient de tous les maux. Je ne leur pardonnerai jamais car elles ne savent pas ce qu'on endure en silence. Des hommes sans scrupule nous accablent de qualificatifs déplacés parce qu'on veut gagner honorablement notre pain», rétorque une autre femme tout en précisant qu'elle gagne son modeste salaire de bonne à tout faire dans des endroits où d'autres femmes ne pourraient jamais mettre le nez tellement c'est sale, graisseux ou infecte. «On assume ce type de travaux car il y a toute une famille derrière nous», proteste Fatiha presque en larmes. Et d'enchaîner : «l'effort physique et la charge mentale avec lesquels on doit accomplir notre besogne pour satisfaire les exigences de propreté n'ont pas d'égal et ne sont pas considérés à leur juste valeur. Des fois on doit supporter le mépris et la gêne de personnes qui pensent qu'on est des machines. Il est temps que les valeurs de reconnaissance soient partagées par tout un chacun». «On est sur les lieux à partir de 6h du matin et on reste jusqu'à midi avant de retourner chez nous si on ne trouve pas de travail. Il y a qui nous paie à 100 DH la journée d'autres à 60 ou 70 DH», explique à l'unisson un groupe de femmes. Elles soulignent aussi : «Certains ne nous payent pas carrément en créant des prétextes pour se désister d'un engagement pris au préalable ou en nous accusant de manière abjecte. Mais en contrepartie, d'autres personnes nous donnent plus du prix négocié : un plus en espèces, en produits alimentaires ou en vêtements notamment les femmes aux foyers ou femmes fonctionnaires. On se met d'accord sur le prix avant d'accompagner la personne qui fait appel à nos services. C'est un prix qui varie selon le type de tâche à assumer. Il arrive aussi qu'on reste des semaines sans travailler par exemple depuis le début du Ramadan on est rarement demandées. On arrive au Moukef chaque matin, on discute entre nous des tracas de la vie et si personne ne demande après nous, on rentre bredouille chez nous. Et Dieu sait que c'est pénible de retourner chez soi les mains vides». «Je suis une veuve avec six enfants depuis treize ans et je me trouve dans l'obligation de travailler comme femme de ménage mais pas comme une bonne à demeure car le salaire de ces dernières ne répond pas à toutes les attentes de la vie. Souvent elles ne perçoivent même pas le Smig. Par contre, le travail journalier nous permet de gagner plus et d'avoir plus de temps à réserver à notre famille», explique Kheira. Et de préciser : «Je loue une chambre et une cuisine à 700 DH en plus des redevances de l'électricité et de l'eau. C'est difficile de joindre les deux bouts et d'éduquer mes enfants. De temps à autres, ma grande fille m'accompagne lorsque je suis engagée pour un travail de quelques jours ou d'une semaine pour nettoyer une maison qui vient d'être bâtie». Et pourtant tel le chêne qui observe tout grâce à son éminence, elles ont beaucoup de choses à relater, à conter, à dévoiler, à dire ou tout simplement à expliquer. Les femmes du Moukef ne sont pas comme toutes les femmes : c'est avec un plus de supplice baigné dans une fierté inégalée.