2011 sera considérée comme une année charnière dans l'histoire arabe et sera commémorée par les générations à venir. En moins de deux mois, deux régimes dictatoriaux ont chuté en Tunisie et en Egypte à la surprise de nombreux experts occidentaux et du monde arabe, qui ne prévoyaient pas un changement d'une telle ampleur. Alors que les dirigeants tunisien et égyptien ont choisi de quitter le pouvoir sans provoquer d'effusion de sang, Kadhafi a décidé de lutter farouchement pour maintenir sa mainmise sur la vie politique et économique en Libye. Près de cinq semaines se sont écoulées depuis le début de l'insurrection en Libye et le “leader suprême “ est toujours maintenu au pouvoir. Beaucoup se demandent si Kadhafi sera forcé à abandonner le pouvoir ou même traduit en justice pour les crimes qu'il a commis contre son peuple. D'autres pensent que ses jours sont comptés, surtout après l'adoption de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, qui impose une zone d'exclusion aérienne et autorise la communauté internationale à prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les civils et empêcher Kadhafi de commettre un massacre contre ses opposants. On peut dire que Kadhafi a perdu sa légitimité aux yeux de l'opinion publique et la communauté internationales. En fait, la majeure partie de l'opinion publique internationale, notamment dans les pays arabes, s'est solidarisée avec le peuple libyen dans sa lutte pour la démocratie et la liberté et sa tentative de mettre fin au régime du «Roi des Rois d'Afrique». Pourtant, sur le plan politique, cette solidarité n'a pas été suivie par une reconnaissance, à travers le monde, du Conseil National de Transition de la Libye comme le seul représentant légitime du peuple libyen. Dans la confusion et l'incertitude qui prévalent en ce qui concerne l'avenir de la Libye, quelle attitude le Maroc devrait-il prendre vis-à-vis de la crise libyenne? Le Maroc devrait-il prendre les devants et reconnaître le Conseil National de Transition? Quels gains politiques ou économiques le Maroc réalisera-t-il au cas où il reconnaîtrait le Conseil en tant que représentant légitime du peuple libyen? Avant de répondre à ces questions, il est important de donner un bref aperçu du préjudice que Kadhafi a fait subir au Maroc depuis le milieu des années 1970, principalement en ce qui concerne la préservation de la souveraineté marocaine sur le Sahara. Depuis le début du conflit du Sahara, Kadhafi a toujours soutenu le Front Polisario. Il a d'abord aidé le mouvement séparatiste à créer des forces armées à part entière. Pendant la guerre qui a opposé ce dernier au Maroc entre 1979 et 1991, Kadhafi a généreusement fourni des fonds et des armes au Front Polisario. C'est pourquoi la principale raison qui poussa feu le Roi Hassan II à signer le Traité éphémère de l'Union entre le Maroc et la Libye le 13 août 1984, était de neutraliser Kadhafi et priver le Front Polisario de l'un de ses principaux bailleurs de fonds. Il est vrai qu'à la suite de la signature dudit Traité, Kadhafi s'est engagé à retirer son soutien au Polisario. Ceci étant dit, compte tenu de sa nature imprévisible et lunatique et son penchant idéologique, il est permit de supposer que Kadhafi a continué à prêter main forte au Front Polisario par la suite, sachant qu'il n'avait jamais été favorable au Maroc sur la question du Sahara. Dans une interview accordée à la chaîne de télévision France 24, en Juillet 2010, il a déclaré : «il n'y a pas d'alternative au référendum au Sahara Occidental et ceux qui s'y opposent en paieront le prix». En outre, à l'occasion du Sommet de la Ligue arabe qui s'est tenu à Sirt, Libye, en Mars 2010, Kadhafi a reçu somptueusement le chef du Polisario. Cette démarche diplomatique a irrité le Maroc et a soulevé des questions sur les intentions réelles du “leader” de la Jamahiriya. 1 - Le Conseil National de Transition manque toujours de soutien diplomatique de la communauté internationale Depuis sa création, peu après le soulèvement, le Conseil de Transition a reçu peu de soutien de la communauté internationale. Pour des raisons politiques et économiques, de nombreux pays ont été réticents à soutenir et reconnaître le Conseil. Le seul pays qui a su se démarquer de la foule jusqu'à présent est la France, dont le président n'a pas hésité à reconnaître le Conseil de Transition dès qu'il a tenu sa première réunion. Ainsi, la France a atteint trois objectifs. Premièrement, elle a cherché à faire oublier la bévue commise par son ancien Ministre des Affaires Etrangères, Michelle Aliot Marie. Cette dernière avait proposé d'aider le régime tunisien à étouffer les protestations qui ont éclaté à Sidi Bouzid le 17 Décembre 2010. Deuxièmement, en prenant partie pour le mouvement anti-Kadhafi, la France a également démontré à l'opinion publique internationale qu'elle demeure encore un pays qui défend la démocratie et les libertés fondamentales. Troisièmement, si son pari sur le succès de la révolution en Libye se révèle exact, la France sera certainement l'un des principaux alliés de la Libye dans l'avenir, ce qui pourrait lui apporter des gains économiques considérables. Aux antipodes de la position française, d'autres pays dont la Russie et la Chine ont décidé de soutenir Kadhafi et de continuer à le considérer comme le représentant «légitime» de la Libye. C'est la raison qui les a poussé à s'abstenir de voter la résolution 1973 du Conseil de Sécurité. Le pétrole et le gaz sont certainement derrière la démarche diplomatique des deux pays. Nous pouvons supposer que ces deux pays espèrent que Kadhafi conservera sa mainmise sur la vie politique Libyenne, ce qui ouvrirait la porte des richesses libyennes aux compagnies de pétrole et de gaz russes et chinoises. 2 - Les gains politiques et diplomatiques d'une reconnaissance du Conseil National de Transition La participation du Maroc à la réunion de Paris sur la Libye à la suite de l'adoption de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité a été la bonne décision prise par le Maroc pour s'affirmer comme l'un des pays qui ne ménagent pas d'effort pour préserver la paix et la sécurité internationales, en particulier dans le Maghreb. Cette participation a été bien saluée par les principaux alliés occidentaux du Maroc. Dans sa conférence de presse du 23 Mars dernier, à la suite de sa rencontre avec le Ministre marocain des Affaires étrangères, la Secrétaire d'Etat américaine, Hillary Clinton, a salué les efforts déployés par le Maroc dans la crise libyenne et le rôle joué par celui-ci dans la promotion de la stabilité dans le Maghreb, notamment son rôle dans la décision de la Ligue Arabe, qui en appelle à la communauté internationale pour la protection des civils libyens. En outre, elle a fait référence à la réforme constitutionnelle globale annoncée par le Roi Mohamed VI le 9 Mars, soulignant que le monarque marocain répond aux aspirations de son peuple, des partis politiques et des différentes parties prenantes. Dans le même sens, elle a fait allusion au Plan d'Autonomie pour le Sahara, soulignant que ce plan est “sérieux, réaliste et crédible”, ajoutant qu'il “constitue une approche susceptible de satisfaire les aspirations de la population du Sahara à gérer ses propres affaires dans la paix et la dignité”. À la lumière de ce qui précède, on serait tenté de croire que le Maroc devrait aller un pas plus loin et reconnaître le Conseil National de Transition de la Libye. Cette initiative permettra au Maroc non seulement d'améliorer sa réputation internationale comme un pays ouvert et démocratique, elle se traduira également par des gains politiques, principalement en ce qui concerne le Sahara. En reconnaissant officiellement le Conseil National de Transition de Libye, le Maroc serait le premier pays arabe et africain à franchir ce pas1. A travers cette démarche diplomatique, la diplomatie marocaine enverrait un signal clair à la communauté internationale, au grand dam de ceux qui soutiennent le Polisario, que le Maroc est solidaire avec les revendications démocratiques du peuple libyen et soutient sa lutte pour la liberté et la fin de la dictature. Cette attitude du Maroc serait aux antipodes de la démarche de l'Algérie qui, d'après des déclarations faites par certains diplomates libyens à New York, aurait tacitement pris faite et cause pour Kadhafi. En outre, le Maroc pourrait récupérer son leadership en Afrique comme un pays qui défend les droits des peuples opprimés et, ainsi, sa transition en douceur d'une autocratie à un régime démocratique sera perçu comme un modèle dans le continent. Cela pourrait contrebalancer le poids et l'aura dont l'Algérie a joui en Afrique dans le passé en tant que leader des pays Non Alignés. Cela pourrait déboucher, aussi, sur le retrait par de nombreux pays africains de leur reconnaissance de la soi-disant “RASD” ce qui, par conséquent, contribuerait à affaiblir encore la position du Front Polisario sur le plan international. Dans le cas de figure le plus probable que la rébellion réussisse à éliminer Kadhafi du pouvoir et à établir un régime démocratique en Libye, le peuple libyen n'oublierait certainement pas le soutien moral et politique que le Maroc lui aurait apporté, tandis que d'autres pays ont hésité à prendre une position claire sur la crise libyenne. Alors que la Libye de Kadhafi et l'Algérie formaient une alliance qui visait à empêcher le Maroc de parachever son intégrité territoriale, la disparition du régime de Kadhafi priverait le régime algérien de son principal allié régional dans le Maghreb. Bien plus, compte tenu de l'existence de nombre de témoignages suggérant l'implication directe de l'Algérie avec Kadhafi dans la répression de la révolte, il est fort probable que le régime algérien sera abhorré par le nouveau gouvernement qui émergera en Libye. En outre, un régime démocratique en Libye serait un allié stratégique du Maroc dans le Maghreb et pourrait jouer le rôle d'un vrai leader dans la promotion de l'approche marocaine sur le Sahara, tout en dénonçant le caractère fallacieux des revendications du Polisario et de ses tendances démocratiques douteuses. Même dans le scénario peu probable que Kadhafi reste au pouvoir, le Maroc n'aurait pas beaucoup à perdre diplomatiquement, car le régime de Kadhafi serait encore une fois mis au ban des Nations. Même dans le cas où un Kadhafi fournirait un soutien financier et diplomatique au Polisario, cette aide se répercuterait négativement sur la réputation supposée du Polisario en tant que mouvement progressiste et enclin à la démocratie. Ce faisant, la crédibilité du Maroc comme un pays démocratique s'en trouvera renforcée. Cette crédibilité pourrait contribuer à la campagne diplomatique du Maroc visant à obtenir un plus grand soutien de la communauté internationale à l'approche marocaine sur le Sahara. En conséquence, la proposition marocaine de la mise en œuvre du Plan d'Autonomie pour le Sahara, en conformité avec les normes internationales sur les questions de l'autonomie, sera plus crédible. Comme la région du Maghreb est à la croisée des chemins, je pense que le gouvernement marocain devrait saisir l'occasion provoquée par le soulèvement politique qui se déroule dans cette région afin de faire un pas décisif dans ses efforts destinés à priver le Front Polisario de l'appui moral et politique qu'il reçoit sur le plan international. Certains analystes font état de l'existence de preuves probantes, entre les mains de certains chaînes d'information, qui prouvent que les milices du Polisario sont complices, avec la bénédiction de l'Algérie, dans les crimes perpétrés par Kadhafi contre le peuple libyen. Sur la base de cette hypothèse, le Maroc devrait s'évertuer à pousser ces médias à publier ces informations et, par conséquent, dévoiler à la communauté internationale et à l'opinion publique mondiale la vraie nature du Front Polisario. Il faut aussi insister sur le fait que toute décision allant dans le sens de la reconnaissance officielle du Conseil National de Transition devrait s'accompagner de la décision d'évacuer nos concitoyens qui se trouvent bloqués en Libye, afin d'éviter que la folie meurtrière de Kadhafi et ses mercenaires ne s'abatte sur eux. 3 – Les gains économiques sur le long terme En plus des gains politiques que le Maroc pourrait réaliser en reconnaissant le Conseil National de Transition, il pourrait aussi obtenir des gains économiques sur le moyen et le long terme. Il ne fait aucun doute que la création d'une alliance entre le Maroc et la Libye se traduira par le renforcement de leurs liens économiques et commerciaux. La mise en place de cette alliance débouchera sur davantage d'investissements libyens dans l'économie marocaine, ce qui pourrait donner lieu à la création d'une quantité considérable d'emplois et alléger la pression sur le marché du travail au Maroc. Le tourisme marocain pourrait, également, bénéficier de la mise en place d'une véritable coopération économique entre les deux pays. On pourrait, ainsi, assister à l'arrivée de plus grands nombres de touristes libyens au Maroc, ce qui laisserait aussi un impact positif sur l'économie marocaine. En outre, le Maroc pourrait également se voir accorder un traitement préférentiel, par le nouveau gouvernement libyen, en ce qui concerne l'importation du gaz et du pétrole brut. À la lumière de ce qui précède, Il convient d'insister sur un point: même si le Maroc va dans la voie de la reconnaissance du Conseil National de Transition de Libye, l'amélioration de son image à travers le monde ne serait pas faite du jour au lendemain et ne fera pas long feu, en l'absence d'une campagne diplomatique et de relations publiques soutenue visant à marteler le message selon lequel le Maroc est un leader en Afrique et dans le monde arabe en termes de démocratie et de défense des droits des peuples opprimés. Il est vrai que les réformes annoncées par le roi Mohamed VI ont laissé un écho positif dans le monde entier. Cependant, au milieu de l'agitation politique qui secoue la Libye et le Yémen, en plus du tremblement de terre survenu au Japon, le Maroc ne reçoit pas beaucoup d'attention des médias internationaux, encore moins dans les pays où il a un déficit en termes d'image par rapport au Front Polisario, notamment en Espagne, ainsi que dans de nombreux pays d'Amérique latine et dans les pays scandinaves. Comme on pouvait s'y attendre, les médias espagnols n'ont pas fait une couverture médiatique conséquente des réformes annoncées au Maroc, pas plus qu'ils se sont attardés sur l'implication du Polisario dans les crimes commis par Kadhafi contre le peuple libyen. D'où la nécessité que la diplomatie marocaine s'évertue à promouvoir l'image du Maroc, notamment devant l'opinion publique espagnole, et démontrer que ce pays ne craint pas un changement ou une évolution qui mène vers la mise en place d'un système politique qui débouchera sur l'amélioration de la vie quotidienne du peuple marocain et garantira ses libertés fondamentales. Pour que le Maroc gagne la bataille des médias, il doit gagner le cœur de l'opinion publique internationale. Par conséquent, la diplomatie et les médias marocains devraient adopter une nouvelle stratégie, laquelle devrait consister à cibler les pays où le Maroc souffre d'un déficit d'image, afin de contrebalancer l'aura dont le Polisario et son principal bailleur de fonds, l'Algérie, jouissent toujours. Ce n'est qu'en adoptant une position claire en ce qui concerne la crise libyenne et en lançant une nouvelle stratégie agressive et orientées vers les médias, que le Maroc renforcera sa réputation sur la scène internationale et, par conséquent, affaiblira encore les adversaires de son intégrité territoriale et son modèle politique. La version originale de cet article est apparu en anglais le 25 mars 2011 sur le journal électronique www.morocconewsline.com, dont l'auteur est l'éditeur en chef de la section politique. *Samir Bennis est un analyste politique. Il est titulaire d'un doctorat en relations internationales de l'Université de Provence (France), une Master en sciences politiques, un Master en études diplomatiques et stratégique, un Master en études ibériques et une Maîtrise en littérature espagnole. Il a publié de nombreux articles dans de nombreuses langues et est l'auteur du livre: “Maroc-Espagne : les relations politiques, économiques et culturelles: 1956-2005 “, publié en 2008. Il vit à New York. 1 Trois jours après la publication de la version originale de cet article le 25 mars, le Qatar a reconnu le Conseil National de Transition de Libye le 28 mars, devenant, ainsi, le premier arabe à le reconnaître.