Abdelkébir Khatibi (1938-2009) fut la figure la plus emblématique de la scène intellectuelle marocaine postcoloniale. Son emblématisme est symboliquement stigmatisant : ceci veut dire d'abord que le symbole n'est pas distanciation de la présence, il n'est pas abstrait, il n'est pas exclusivement informe… Abdelkébir Khatibi ne saurait être un métaphysicien, à la manière tout au moins où ce mot s'entend traditionnellement. Le stigmatisme dont il est question comme l'antipode de la métaphysique, donne à la création khatibienne la valeur énergétique et vitale de la figuration. Abdelkébir Khatibi serait dans cette perspective la figuration de l'énergie vitale à la manière d'un Chagall ou d'un Gauguin. La massivité de l'énergie, la massivité des stigmates habite la pensée, la poésie, le symbole et le désir d'Abdelkébir Khatibi. Et comme Chagall détermine à sa manière la transcendance de la massivité qui ne laisse pas derrière elle les traits éthérés et subtiles de l'âme, ces traits éblouis par l'exubérance physique et qui se laissent transparaître avec la puissance de la suggestion dans une sorte de plénitude retirée, une plénitude guidée par l'effacement, une plénitude dialectique entre l'annonciation et la prononciation, entre l'absence et la présence, entre l'indicible et l'être-là, entre le vu visible et le transvu invisible, de même Abdelkébir Khatibi ne nie pas totalement par l'appel à l'énergie et la vitalité somatiques la nécessité d'un corps qui se fait l'écho dans la condensation et l'évocation lointaines de l'abstratification. Stratégie efficace pour dire par la négation que la pléthore somatique est aussi une métaphysique, que la métaphysique est aussi un stigmate corporel ou charnel. Les stigmates sont donc une introduction par la porte étroite, par les fissures de la caverne à une ascension du corps dans la métaphysique. L'écriture khatibienne tend donc à une apologie directe et indirecte du corps et de la corporéité, postulée à travers la puissance figuratoire de la plénitude physique sous le pendant ou le conditionnement implicite de la métaphysique. Le corps est la condition de la métaphysique. Si l'écriture possédait un quelconque désir d'incarnation, s'il était sommation et instance d'une quelconque puissance de matérialité anthropomorphique, s'il était compulsion charnelle de corporéité cherchant à l'esprit un corps et au corps un esprit, ce désir de la matérialité spirituelle évoluant de la création à la créature serait sans aucun doute l'incarnation Abdelkébir Khatibi. La création au plus haut degré de son essence et de sa manifestation renverse l'ordre cosmique du désir : la création devient un appel cosmique à la créature. La créature est désir somatique de la création. Toute création est désir de personnification qui quête la stabilité du corps. Et c'est pour cette raison que le mythe est par interversion équilibrante une identification. La création s'est personnifiée en Abdelkébir Khatibi autant que lui-même s'y était identifié pour être son union indéfectible, pour se constituer en destin inaliénable mais aussi irrésiliable. Abdelkébir KhatibiAbdelkébir Khatibi est l'écrivain qui s'est personnifié à travers la totalité et l'essence de l'écriture pour unifier le corps et l'âme de la création dans une seule et unique tension. Il n'est donc pas totalement nietzschéen puisqu'il conserve au corps spastique une référence apollinienne non moins tendue et convulsive. Tension et désir qui font l'énergumène, l'épilepsie, la transe, l'extase de l'union. Il y a là toute une sanction spasmodique de la pensée. La pensée des stigmates ou la pensée des spasmes, peu importe, puisque l'identification et la personnification, la création et la créature s'unissent et se donnent sens, s'intersignifient quelque part dans le monde indéfectible, dans le monde impossible de l'indicible. Monsif Ouadai Saleh (La revue de Teheran) Bibliographie sélective Le roman maghrébin, essai, 1979, SMER, Rabat, Maroc. Le livre du sang, 1979, Gallimard, Paris, France. Le lutteur de classe à la manière taoïste, 1976, Sinbad, Paris, France. La mort des artistes, pièce de théâtre, 1964. La blessure du nom propre, roman, 1974, Denoël, Lettres Nouvelles, Paris, France. La mémoire tatouée, roman, 1971, Denoël, Lettres Nouvelles, Paris, France. Triptyque de Rabat, roman, 1993, Noel Blandin, Paris, France. Penser le Maghreb, 1993, SMER, Rabat, Maroc. Un été à Stockholm, roman, 1990, Flammarion, Paris. France. L'Art calligraphique arabe, 1976, Chêne, Paris, France. Figures de l'étranger dans la littérature française, 1987, Denoël, Paris, France.