Il nous a quittés le 16 mars 2009, mais son œuvre restera à tout jamais tatouée dans les mémoires. Feu Abdelkébir Khatibi a été, tour à tour poète, romancier et essayiste à un penseur, somme toute. -Par Ali Hassan Eddehbi- Très diverse, la création de Khatibi échappe aux classifications et à leur côté forcément réducteur. "Ma spécialité c'est le langage et le langage c'est la grande question de l'homme. Ma spécialité c'est d'explorer les lieux de langage qui me révèlent soit des questions, soit des structures, pas simplement de pensés, mais de société de pouvoiràje ne veux donner aucun nom à cette exploration ", rétorquait-il à ceux qui voulaient le confiner dans un genre particulier. Comme beaucoup d'écrivains maghrébins de la période postcoloniale, Abdelkébir Khatibi a d'emblée choisi la langue française pour s'exprimer, expliquer son pays, véhiculer à l'imaginaire occidental une nouvelle image de l'Orient. .+Un étranger professionnel+. Abdelkébir Khatibi a vu le jour à El Jadida en 1938 au sein d'une famille relativement modeste. De mère analphabète mais porteuse d'une culture orale, populaire féconde et d'un père dont le savoir théologique renvoie à la langue arabe classique, il a tenté de renaître par lui-même et de s'auto-engendrer à travers un troisième véhicule: la langue française. A douze ans, le jeune Abdelkébir est envoyé comme interne au collège Sidi Mohammed de Marrakech dont il usera les bancs pendant sept ans (1950- 1957). C'est durant ces années d'internat qu'il découvre l'univers magique des livres et les horizons qu'il ouvre. Il commence alors à penser à son avenir. Il songe à tout. Faire du Cinéma. Epouser une carrière sportive. Rentrer dans le monde de la danse et de la musique. Mais vers l'âge de dix-neuf ans la littérature vient le hanter. Il se met alors à entretenir un dialogue assez profond avec les textes de Mallarmé et s'en va explorer la poésie française. Il s'enfonce dans les textes de Baudelaire, Rimbaud et autres grands classiques de la littérature française, et y trouve un tel plaisir qu'il adopte la langue de Molière comme "instrument de travail". Mais Khatibi tiendra toujours à rappeler que le français n'est pas sa langue maternelle, qu'il y est venu par un heureux hasard et qu'il porte dessus le regard d'un " étranger professionnel ". Une idée qu'il n'a cessé de revendiquer sa vie durant. .+Je suis resté lecteur 20 ans+. En 1958, le baccalauréat en poche, Khatibi fait ses malles pour aller à Paris, plus précisément à la Sorbonne où il entame des études de sociologie. A son retour au Maroc, après avoir soutenu une thèse pionnière sur le roman maghrébin, Khatibi mène de front une intense activité intellectuelle. Sur le plan politique, il participe à la création du Syndicat national de l'enseignement supérieur. Mais il revient vite -et définitivement- vers son domaine de prédilection: la littérature. En 1971, il publie à l'âge de 33 ans son premier roman, probablement le plus célèbre: La mémoire tatouée, autobiographie d'un décolonisé. Un premier opus, fruit d'une vingtaine d'années de lectures silencieuses." Si j'exclus l'intermède que fut l'écriture de ma thèse et les quelques brouillons de poésie que j'ai pu composer, j'investissais dans l'enseignement, la recherche le moment historique où j'ai repris l'écriture de manière systématique, se situe dans les années soixante-dix. Au sortir d'une époque riche en évènements, ressentant un besoin impérieux de repli à l'écriture d'un roman ou d'un texte de recherche peut prendre des années", racontait-il dans "L'oeuvre de Abdélkbir Khatibi ", éditions Marsam, 1997. Pour Khatibi, l'acte d'écrire n'était pas fortuit. Cet acte exigeait du temps pour la méditation, la lecture, les voyages et les rencontres. Ce que l'on dit ou s'efforce de dire doit être enraciné dans la vie. Il disait que quand on s'installe dans cette longue expérience qui s'appelle l'écriture, le temps ne se compte plus. On peut travailler continuellement, arrive un moment où l'on se rompt à l'équilibre avec les autres dans sa vie privée, autour de soi dans le quotidien. .+Le précieux legs Khatibien+. De l'avis de ceux qui l'ont connu et vécu à ses côtés, Abdélkébir Khatibi est le modèle de l'intellectuel et du sociologue qui a consacré sa vie à l'étude des autres cultures et sociétés dans l'ultime dessein de mieux comprendre les siennes. "Pèlerin du monde", il voyageait partout et réinventait tout. Il aimait se déjouer des concepts préétablis pour pouvoir les disloquer et, ensuite, les reconstruire. Khatibi voulait reconstituer une identité contemporaine tout en s'inscrivant dans la "modernité de la pensée". S'interrogeant sur son appartenance à la culture musulmane, il s'opposait à toute forme de traditionalisme, sans renier la tradition culturelle dont il relève. "Le traditionalisme, écrit-il en 1988, n'est pas la tradition: il est son oubli et en tant qu'oubli, il fixe l'ontologie à ce dogme : primauté d'un Etant (Dieu) immuable et éternel, invisible et absent. (...) Le traditionalisme se nourrit de la haine de la vie. Se dévorant lui-même et de siècle en siècle, il se renverse dans le monstrueux et la démonie". Tout en étant fortement influencé par Nietzsche, chantre de la post-modernité, Khatibi a consacré une grande partie de ses travaux à la redécouverte du patrimoine culturel marocain et arabo-islamique. Il a ainsi beaucoup écrit sur l'art: Art calligraphique de l'islam, Gallimard, 2001, Du signe à l'image, Le tapis marocain, Lak international, 2001, Le corps oriental, Hazan, 2002àtout comme il a influencé bon nombre d'artistes, dont les peintres Bouchta Hayani et Aissa Ikken. Ses textes sur l'art restent encore méconnus, peut-être parce que le côté essayiste de Khatibi a fini par faire de l'ombre à ses autres écrits. Cela étant, ses textes demeureront une intarissable mine de savoir, même s'ils n'ont jamais été "faciles à digérer ". Philosophiques, profonds, parfois même acerbes, ses écrits sont tout sauf "clairs". La lecture de Khatibi est exigeante. Il s'agit, dit-on entre intellectuels, d'un maître à pensée dont l'œuvre s'adresse aux initiés. Khatibi, lui-même, disait que celui qui demandait à un auteur d'être "clair", lui demandait, en fait, d'être comme lui. Revendiquer la "clarté " revenait à avouer avoir une relation difficile avec le texte en question. .+Le jour d'après (encadré)+. En guise d'hommage posthume à cette grande figure, la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc a organisé dans le cadre de ses rencontres mensuelles "vivement vendredi" une rencontre consacrée à la présentation d'une nouvelle parution à la mémoire du défunt. "Khatibi, le jour d'après" est un recueil de dédicaces et de témoignage de ceux qui ont connu l'intellectuel. Vingt-deux personnalités de tous bords, dont les emblématiques Abdelfettah Kilitou et Thahr Benjelloune, ont répondu à l'appel de Assiya Lahbib qui a dirigé la publication. L'occasion de revenir sur l'œuvre et le parcours d'un homme hors paire.