Par Mohamed Cherkaoui, chercheur et critique d'art Le siège de l'Académie du Royaume du Maroc a accueilli, lundi 6 mars, une conférence intitulée « Résonances de Tanger ; Matisse au-delà de l'exotisme », donnée par le Directeur d'Etudes à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris, Rémi Labrusse. Devant un public averti, composé d'universitaires, de chercheurs, d'artistes et de critiques d'art, le conférencier a exploré la relation entre Henri Matisse et la ville de Tanger, en mettant en question l'idée selon laquelle la peinture de Matisse porte un regard exotique sur le Maroc. L'Académie du Royaume connait une nouvelle dynamique plaçant la question de l'art et de la créativité au cœur de ses préoccupations. Cette prise de conscience traduit non seulement l'importance d'appréhender les champs de la création artistique afin de saisir leur rôle dans la construction de la conscience de soi, dans le rapport du Marocain au monde et aux autres, mais aussi la nécessité de récupérer, en les revisitant, les œuvres d'art qui ont fait de notre pays un espace de représentation et de création. D'ailleurs, comme le souligne le Directeur de l'Institut Académique des arts, Mohammed Noureddine Affaya, « les productions artistiques réalisées par des artistes étrangers au Maroc font partie de notre patrimoine tant qu'il s'agit d'images représentant notre pays, quelles que soient les visions qui les sous-tendent. Par conséquent, il est de notre responsabilité intellectuelle et historique de les soumettre continuellement à la lecture par des approches critiques et esthétiques adéquates, afin de les approprier en les inscrivant dans ces diverses voies de la culture marocaine contemporaine, et dans le contexte que permet le moment intellectuel, politique et critique que connaît le Maroc aujourd'hui ». C'est dans cette perspective que se place l'organisation par l'Académie du Royaume de cette rencontre qui s'inscrit dans le cadre des conférences préparatoires du colloque international qui sera organisé entre le 25 et 28 octobre 2023 autour de : « Henri Matisse et le Maroc : Un tournant et des résonances ». Comme le laisse suggérer son titre, la conférence de Rémi Labrusse aborde le rôle important qu'a joué Tanger dans la formation de l'art de Matisse, en influençant sa palette, sa technique, sa représentation de la forme et de la ligne, et en élargissant sa vision artistique grâce à l'exploration de nouveaux sujets.Au début de sa conférence, Rémi Labrusse évoque l'importance des deux séjours de Matisse à Tanger en 1912 et 1913 dans le parcours artistique du peintre et dans l'histoire de l'art du 20e siècle, car les changements qui s'opèrent dans l'œuvre de Matisse ont un impact non seulement sur l'art contemporain, mais aussi sur notre manière de considérer la création picturale. Le plasticien a été séduit par la magie de l'Orient et de l'art islamique, qu'il a découvert lors de son voyage en Andalousie et d'une visite de l'exposition internationale des arts musulmans à Munich en 1910. En se rendant au Maroc pour prendre de la distance par rapport à sa propre pratique artistique, le peintre a découvert d'autres espaces, couleurs, nuances et lumières. Il a cherché à s'installer dans un lieu propice à la méditation esthétique où il va faire passer dans sa peinture l'énergie qui émanait de personnes réelles comme Zohra, Amidou et le Rifain. Avant de traiter en profondeur l'impact de Tanger sur la peinture de Matisse, Labrusse rappelle le contexte historique de l'époque, marqué par l'histoire de la colonisation et de l'impérialisme occidental. En fait, les deux séjours de Matisse au Maroc, en 1912 et 1913, ont coïncidé avec l'une des périodes les plus dramatiques de l'histoire mondiale et marocaine. Le traité de Fès signé en mars 1912, juste après le premier séjour de Matisse, a conduit à une explosion de soulèvements dans tout le Maroc. Dans cette époque, Tanger, administrée par les Français et les Espagnols depuis la conférence d'Algésiras en 1906, était un lieu hybride, sous le pouvoir européen et en même temps connecté au reste du Maroc. Labrusse note que l'impérialisme ne s'est pas limité aux aspects politiques et militaires, mais s'est manifesté également dans l'imaginaire collectif européen. Dans ce contexte, le conférencier mentionne que l'orientalisme est aussi une institution politique et économique qui a connu une expansion importante à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle en France. Il cite, à titre d'exemple, la fondation de la Société des Peintres Orientalistes Français qui a organisé des expositions annuelles très populaires et économiquement lucratives pour les artistes. L'orientalisme a influencé d'autres aspects, tels que l'architecture de plaisir, les expositions universelles et coloniales, et a été lié au concept d'exotisme, qui répondait à un besoin de fuite de la réalité dans des bulles de divertissement. Le Directeur de l'EHESS signale que Matisse, lecteur de Pierre Loti, a choisi Tanger comme un lieu hybride de spectacularisation facile de l'étranger. Cependant, ce n'est pas l'exotisme qui a attiré Matisse à Tanger, mais plutôt le pittoresque et la nature. Bien que la nature à Tanger présente certains éléments méditerranéens, rien ne transparaît dans ses peintures qui ne pourrait pas être réalisé en France. Il parait que Matisse a cherché à être loin des sollicitations de la capitale française et des obligations sociales et professionnelles, dans un lieu où il pourrait travailler en paix sur des toiles, peu importe les motifs qu'elles représentaient. Comme le mentionne Labrusse, Matisse a considéré son séjour à Tanger comme un tournant décisif dans sa vie d'artiste, plus important que l'invention même du fauvisme. Il a refusé d'être un peintre orientaliste, rejetant l'illusionnisme propre au langage académique et la dimension symbolique relative à l'illusion plutôt qu'à la réalité. Le conférencier rappelle aussi que Matisse, issu d'une région de France célèbre par sa production textile, était sensible à la question de l'opposition entre ornement et image. En fait, il s'agit d'une question qui était déjà débattue à Paris dans le milieu des arts décoratifs qui s'inspiraient de modèles islamiques, et c'est justement lors d'une des expositions des arts de l'Islam à Munich que Matisse a eu sa révélation artistique. Pour lui, cette sensibilité était l'opposé de l'orientalisme, Labrusse la qualifie d'islamophilie : il s'agit d'une intégration de la culture visuelle de l'Islam dans sa propre manière de faire de l'art et qui a transformé, bien entendu, le regard porté sur la peinture. Rappelons que Matisse n'a pas hésité à affirmer la dimension décorative de son art. Effectivement, comme l'explique le critique, pour Matisse, être considéré comme un décorateur n'est pas un défaut ni une faiblesse. Cette dimension décorative, qui peut être aussi importante que la peinture elle-même, est plus puissante dans sa capacité à transformer notre manière de considérer l'environnement et notre rapport à la création artistique. En vérité, le plasticien a cherché à transformer le regard porté sur la peinture et à créer une nouvelle manière de considérer l'équilibre de l'image. Dans sa quête, il a été influencé par les arts de l'Islam, non pas en les appropriant, mais en les utilisant comme moteurs de la composition. Labrusse revient sur le sujet du portrait dans la peinture de Matisse en soulignant sa conception particulière, notamment après le voyage du peintre au Maroc. Selon le conférencier, Matisse a cherché à concilier l'esthétique décorative qu'il avait déjà définie en contact avec les arts de l'Islam avec une esthétique du sujet humain fondée sur l'effacement des détails et la schématisation des traits. Cette conception l'a conduit à imaginer le portrait différemment passant de l'individu objectivé à la personne subjectivée, avec une attention portée à l'énergie vitale du personnage. Cette forme de résonance entre l'ornement et l'image, comme le souligne Labrusse, est présente tout au long de la pratique artistique de Matisse, y compris dans sa dernière œuvre, la chapelle de Vence.