Au-delà du réel, le cinéma L'affiche situe bien l'horizon d'attente du nouveau film de Nour-Eddine Lakhmari, «Zéro», en précisant «par le réalisateur de Casanégra». Elle situe ainsi le film dans une perspective bien précise. Une démarche de marketing qui aspire en toute légitimité commerciale à capitaliser à partir du succès inouï du précédent film de Lakhmari. Mais nous sommes aussi face à une indication révélatrice, porteuse de sens autre que celui du premier degré. Casanégra, le film est devenu en somme une référence. Une signature ouvrant sur un ensemble de références qui déterminent un style, une manière de faire, donc un cinéma. Et un cinéma qui marche puisque les dernières statistiques nous informent que près de 70.000 spectateurs sont allés voir Zéro, lors de s deux premières semaines de son exploitation. La dynamique ouverte par la référence à Casanégra a donc bien fonctionné. Le spectateur a retrouvé des repères qui ont conforté son attente. Il y a en effet plusieurs éléments communs aux deux films : une écriture cinématographique moderne mettant en avant le visuel au détriment du factuel ; une dramaturgie urbaine qui met la principale ville du pays, Casablanca, au cœur du dispositif filmique et un système de personnages bien ancré dans une certaine contemporanéité : Amine Bartal «héros» de Zéro est le cousin de Adil et Karim de Casanégra. Même s'ils n'appartiennent pas socialement au même groupe. Lui, il est flic, les deux amis de Casanégra sont des jeunes désœuvrés, des losers permanents. Ils offrent cependant un même profil existentiel puisque ils sont en conflit ouvert avec leur environnement. Il est symptomatique par exemple de relever le rapport avec la figure du père qui pèse comme un paradigme. Ils se caractérisent aussi par le rapport dramatique et esthétique qu'ils entretiennent avec l'espace, l'espace de la ville, en l'occurrence l'espace de Casablanca. Cependant Zéro ne se lit pas comme une suite, ou un nouvel épisode de la saga de Casanégra. Le récit du troisième long métrage de Nour-Eddine Lakhmari se concentre sur un personnage central, celui de Zéro, alias Amine Bartal, flic en rupture de ban avec son milieu, doublement écrasé par un père paralytique et néanmoins despotique, vivant sur les vestiges d'une aura et d'une autorité révolues ; et par un supérieur hiérarchique, un commissaire véritable ripou, qui sévit dans la ville et transforme ses subalternes ne sbires et marionnettes sauf Zéro qui persiste à jouer solo ; à mener ses petites combines ici et là... jusqu'au jour où il décide de remettre de l'ordre dans tout cela. Ce qui était un élément nul, un zéro, va alors se transformer devant nous avec l'évolution du drame : mort du père (la symbolique de la chaise vide !), la rencontre avec une fille ou plutôt la photo d'une fille... constitueront les facteurs de cette métamorphose. Amine Bartal va passer à l'action et aller jusqu'au bout de son choix ; rétablir un certain équilibre symbolisé par le désir de retrouver la jeune Nadia égarée dans les méandres de la ville ; en fait, pratiquement enlevée par un réseau - protégé par le commissaire - spécialisé dans la prostitution de luxe. Le film dévoile ainsi son programme esthétique ; il affiche son apparenté cinéma de genre ; notamment le film noir qui a fait les beaux jours de Hollywood de l'âge d'or. Mais c'est le film noir revisité par les monstres sacrés des années 70 qui intéressent Lakhmari, celui de Scorsese et Abel Ferrara. Le film est ainsi truffé de références sous forme de clins d'œil cinéphiliques. Si la volonté de débarrasser la ville de sa chienlit évoque moult films noirs, il y a une référence explicite à Travis, personnage emblématique de taxi driver, c'est le billet de banque froissé. Dans le film de Lakhmari, Zéro reçoit un billet de 200 DH, complètement froissé de la main de Rafik Boubker alors qu'il vient de sauver des filles, en fait des protégées du réseau. Dans le film de Scorsese, Travis, reçoit un billet vert froissé de la part d'un maquereau. Les deux personnages garderont ce billet comme symbole d'une humiliation. Le jour venu, ils le jetteront à la figure de ceux qui les avait humiliés. Cette circulation d'objet symbolique entre les films est une composante essentielle de la cinéphilie et fondamentale pour la réception de tout un courant de la cinématographie marocaine notamment le cinéma de Faouzi Bensaidi, de Hicham Lasri... dans cette perspective, on ne peut pas réduire le film de Lakhmari à la simple débauche d'effets de langage. Il y a une ambiance visuelle, un parti pris stylistique, une perte de repères qui indiquent que nous sommes en présence d'un cinéma qui refuse de dire le monde selon le modèle du récit classique. Une stylisation par le bais de la lumière, des couleurs et des cadres qui confinent à l'abstraction... Ce qui nous ramène à la fameuse question de l'horizon d'attente d'une œuvre artistique. Trois facteurs déterminent la réception d'une œuvre, en l'occurrence un film : l'expérience préalable que le récepteur a du genre auquel se réfère le film ; la forme et la thématique dont le film présuppose la connaissance ; l'opposition entre le langage artistique et le langage quotidien. A partir de ces présupposés théoriques, on peut comprendre que la réception des deux films de Lakhmari a été porté davantage par «l'horizon d'attente social» en vogue dans les temps qui courent ; d'où une certaine approche moralisatrice qui reste à la surface du film. Alors que le film s'inscrit dans une démarche cinéphilique aux dimensions multiples. Avec ce parti pris cinématographique, son cast et sa direction d'acteurs (magnifique prestation des principaux acteurs Majd, Bouab et Dadass...), ses inventions visuelles, le sens de la maîtrise du rapport à l'espace, aux décors...on peut parler d'un second grand film de Lakhmari. Non, Casanégra ne va plus être considéré comme un coup d'éclats sans lendemain...