La violence, les manifestations et la contestation qui ont suivi la finalisation et le vote sur la constitution en Egypte sont inquiétantes à plus d'un titre. En effet, le nouveau texte constitutionnel, qui était censé ouvrir devant l'Egypte une nouvelle ère démocratique et pacifique, est à l'origine d'un important excès de violence et de nombreuses victimes et morts ont été enregistrés. Par ailleurs, ce texte qui devait rompre définitivement avec l'autoritarisme est perçu par beaucoup comme un retour en arrière et une fin de non-recevoir à l'espérance démocratique née de la révolution du 25 janvier 2011. Surtout que ce projet de constitution qui devait être une nouvelle manifestation de l'unité du peuple après celle qui a mis fin au régime de Moubarak pour définir un nouveau projet de civilisation a, au contraire, dressé une Egypte contre une autre. La formulation d'une nouvelle constitution est une étape essentielle dans l'institutionnalisation des acquis des révolutions arabes et ses difficultés ne peuvent que renforcer le scepticisme grandissant et le désenchantement sur l'avenir des printemps arabes. Toute la question qui se pose est de savoir quelles leçons retenir de l'expérience égyptienne pour éviter à la Tunisie la même déroute et faire en sorte que l'adoption de la constitution soit un moment important pour que le peuple retrouve l'unité qui lui a permis de rompre avec l'autoritarisme. Après les révolutions de janvier 2011, la problématique était la même en Tunis et en Egypte, toute la question était de savoir comment construire un nouveau régime et un nouveau système politique tout en assurant une continuité du pouvoir et de l'Etat. Plus concrètement, il s'agissait de savoir s'il fallait organiser des élections avant la constitution ou s'il fallait élire une assemblée constituante qui se chargerait de la rédaction de la constitution avant d'organiser des élections. Les réponses des deux pays ont été différentes et les chemins de la transition en Tunisie et en Egypte ont semblé choisir des voies différentes. En effet, l'Egypte a choisi la voie des élections alors que la Tunisie a opté pour la rédaction de la loi fondamentale avant d'organiser les élections. Si la Tunisie avait opté pour la voie de la cohérence, le choix de l'Egypte a été celui du pragmatisme. Mais, la majorité de Frères musulmans et des salafistes issue des élections a immédiatement rapproché les deux démarches dans la mesure où le nouveau parlement égyptien s'est engagé dans la rédaction d'une nouvelle constitution. Les deux pays ont entamé le processus de rédaction de leur loi fondamentale et toute la question était de savoir la démarche et la nature du nouveau pacte politique et économique qui allait émerger de ces lois. Ces questions étaient d'autant plus importantes que le nouveau parlement égyptien était dominé par cette majorité des Frères musulmans et des salafistes et que le parlement tunisien était marqué par une forte présence des députés du parti Ennahda. Au niveau de la démarche, beaucoup insistaient sur le consensus comme voie de définition de la loi fondamentale en dépit des succès électoraux des islamistes. Et, sur le contenu, on redoutait la perspective de faire de la Charia le cœur du nouveau projet social et de rompre définitivement avec la problématique de l'Etat civil héritée du mouvement national. En dépit des atermoiements, les mobilisations sociales, notamment sur les questions des femmes en Tunisie, et le pragmatisme de certains responsables ont fait valoir la démarche consensuelle dans la rédaction de la loi fondamentale. Mais ce choix n'a pas été épargné de la volonté de certains «durs» de passer en force en utilisant le couvert de la légitimité populaire. Par ailleurs, au niveau du contenu, les constituants en Tunisie ont fait le choix de s'éloigner de la Charia comme fondement de la loi fondamentale et ont choisi l'Etat civil, même si la référence aux textes fondamentaux des droits de l'homme n'a pas reçu l'aval des islamistes au grand dam des défenseurs des droits de l'homme. En Egypte, le nouveau projet de constitution a repris l'article 2 de l'ancienne constitution qui fait de la Charia la source principale de législation. Cet article peut paraitre comme un recul, mais il s'agit d'un compromis par rapport aux positions jusqu'au-boutistes des salafistes qui voulaient faire de la Charia et de ses règles le cœur de la nouvelle loi fondamentale. Mais l'Egypte semble s'être éloignée de cette démarche consensuelle et certaines décisions du Président Morsi ont ressemblé à des coups de force et ont mis le feu aux poudres. Il y a eu d'abord la tentative de rétablissement du parlement dissout par une décision de la Haute Cour Constitutionnelle. Il y a eu ensuite le limogeage du Procureur général de la République. Enfin, le Président a décrété une «Déclaration constitutionnelle» par laquelle il s'est arrogé le pouvoir d'édicter des lois et des décrets qui échappent à la censure des tribunaux. Ces décisions ont paru pour beaucoup comme des coups de force contre la démocratie balbutiante et ont été à l'origine à chaque fois d'importantes mobilisations qui ont amené le Président à revenir dessus. Ces décisions ont rompu la démarche consensuelle qui devait prévaloir. Cette option s'est manifestée aussi dans la volonté d'organiser le referendum sur la constitution sans laisser la possibilité à la discussion du projet et particulièrement les articles les plus controversés, notamment celui qui accorde à Al-Azhar, et non plus à l'Etat, le pouvoir d'examiner la conformité des lois par rapport à la Charia. Un changement de ton et de démarche qui a été à l'origine d'importantes mobilisations et d'un excès de violence en Egypte. La nouvelle constitution, qui devait être un moment unique de rassemblement du peuple égyptien après la victoire du 25 janvier 2011, est devenue un motif de conflits, de combats et surtout d'une division forte du peuple égyptien et du dressement d'une Egypte contre une autre. L'expérience égyptienne est instructive au moment où la Tunisie entame les dernières étapes dans l'élaboration d'une nouvelle constitution que beaucoup espèrent être le point de départ d'un nouveau projet de civilisation et d'un nouveau pacte démocratique, solidaire et ouvert entre les Tunisiens mais aussi entre eux et le monde. Les atermoiements en Egypte nous montrent l'importance des démarches consensuelles pour que la nouvelle constitution soit celle de tous les Tunisiens et non pas celle de certains, aussi nombreux soient-ils, contre d'autres. Par ailleurs, cette expérience montre la nécessité de s'éloigner des crispations et des débats idéologiques dans la rédaction de ce nouveau projet, en mettant l'accent sur l'Etat civil et démocratique inscrit dans ses fondements arabo-musulmans mais ouvert sur le monde et l'universel. Il est aussi essentiel dans ce processus de rejeter toute forme de violence et de faire de l'Etat son seul détenteur légitime. Enfin, l'Etat et l'administration doivent garder leur neutralité et se situer au-dessus des enjeux politiques et des luttes politiciennes pour assurer la victoire de la démocratie. L'expérience égyptienne est importante dans la mesure où elle inscrit le plus grand pays arabe sur la voie irréversible de la démocratie. Elle est aussi utile car nous pouvons apprendre de ses difficultés. De ce point de vue, la voie du consensus, de la civilité du projet de société et de la paix est essentielle pour réussir notre transition et doter la Tunisie d'une constitution démocratique, libre et ouverte sur l'Autre. C'est de cette manière, comme nous l'avons fait le 14 janvier en ouvrant la saison des printemps arabes, que nous continuerons à donner l'exemple et être fiers de notre tunisianité !