Le débat sur les lois qui s'immiscent dans la vie privée des Marocain(e)s dictant les moeurs les plus intimes, a repris de la vigueur avec le procès de la journaliste Hajar Raissouni pour «débauche et avortement illégal». Les conservateurs et islamistes refusent les réformes demandées par les militants pronant les libertés individuelles. Pourtant, certaines de ces lois sont un héritage du protectorat français. Plusieurs acteurs de la société civile exigent la remise en liberté de la journaliste Hajar Raissouni, appelant à mettre fin à l'utilisation abusive de lois liberticides pour étouffer la presse. De leur côté, des juristes et des spécialistes du droit soulignent que si ce débat est légitime et salutaire, de tels procès risquent de se reproduire si le droit marocain, dans son sens large, n'est pas assaini de l'héritage lui ayant été laissé par le droit français sous le Protectorat (1912-1956). C'est le point de vue de l'écrivaine Mouna Hachim, suggérant que le conservatisme religieux de nombre de représentants politiques ne trouve pas sa base juridique dans un référentiel islamique mais dans des lois conservatrices, dont l'esprit est hérité des lois coloniales. «Ils pensent défendre des prescriptions divines indiscutables quand ils protègent des articles améliorés du Code Napoléon», indique-t-elle dans ce sens. Le Code pénal Napoléon et des lois pénales marocaines Un parcours du Code pénal Napoléon de 1810 montre que plusieurs dispositions pénales marocaines ont bien été calquées sur ce texte, entre autres. C'est notamment le cas de l'article 317 de ce code, prévoyant l'interdiction et la pénalisation de l'avortement. «Quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, violences, ou par tout autre moyen, aura procuré l'avortement d'une femme enceinte, soit qu'elle y ait consenti ou non, sera puni de la réclusion», énonce cet article. Plus loin, il prévoit la même peine contre la femme «qui se sera procuré l'avortement à elle-même, ou qui aura consenti à faire usage des moyens à elle indiqués ou administrés à cet effet, si l'avortement s'en est ensuivi». De même, il punit de travaux forcés «les médecins, chirurgiens et autres officiers de santé, ainsi que les pharmaciens qui auront indiqué ou administré ces moyens» si l'avortement aboutit. L'écho de ce principe se trouve dans le Code pénal marocain, où la version amendée en 1967 de l'article 453 prévoit une autorisation de l'avortement, avec l'accord de l'époux, pour la protection de la vie ou de la santé de la femme, tout en énonçant des mesures punitives contre quiconque procède à l'intervention dans le cadre d'une simple interruption volontaire de grossesse. L'article 454 est plus explicite, prévoyant «six mois à deux ans de prison et une amende de 200 à 500 dirhams la femme qui s'est intentionnellement fait avorter ou a tenté de le faire ou qui a consenti à faire usage de moyens à elle indiqués ou administrés à cet effet». Dans le Code pénal Napoléon, ont retrouve d'autres dispositions relatives à la vie familiale, dont le droit marocain s'est inspiré jusqu'en 2004, avec le Code de la famille. Ainsi, l'article 193 du Code pénal français de 1810 prévoit la validité du mariage par le consentement des pères, mères ou autres personnes tierces au couple. Si l'officier de l'état civil ne s'assure pas de l'existence de ce consentement, il sera puni d'une amende «et d'un emprisonnement de six mois au moins et d'un an au plus». Au Maroc, c'est avec l'avènement du nouveau Code de la famille que la femme n'a plus besoin de l'accord explicite du père ou des proches pour se marier. L'article 294 du même texte est restrictif sur un autre plan, prévoyant ainsi que «tout individu qui, sans la permission de l'autorité municipale, aura accordé ou consenti l'usage de sa maison ou de son appartement, en tout ou en partie, pour la réunion des membres d'une association même autorisée, ou pour l'exercice d'un culte, sera puni d'une amende de seize francs à deux cents francs». Quant à l'article 337, il rappelle que «la femme convaincue d'adultère subira la peine de l'emprisonnement pendant trois mois au moins et deux ans au plus. Le mari restera le maître d'arrêter l'effet de cette condamnation, en consentant à reprendre sa femme». Des lois héritées mais pratiquement pas amendées Si le Code pénal marocain date de l'après-indépendance, il n'en est pas moins empreint dans sa substance de l'esprit des lois l'ayant influencé, principalement des dispositions du droit colonial. «Plusieurs lois sont un héritage d'influence colonialiste, notamment l'article 489 sur les relations sexuelles hors mariage, l'adultère, l'homosexualité», ajoute à ce propos le juriste connu sous le pseudonyme Ibn Kafka sur Twitter. «On évoque aussi la rupture du jeûne en public, les lois sur la vente d'alcool aux musulmans, les lois sur l'avortement et bien d'autres à caractère liberticide», précise-t-il à Yabiladi. «Le Maroc est indépendant depuis 1956, mais la première version du Code pénal a été adoptée en 1962, lorsqu'il n'y avait ni constitution ni parlement élu. Il a été promulgué par Dahir.» Ibn Kafka, juriste et avocat Ainsi, le juriste considère qu'il serait positif de séparer la loi sur l'avortement du Code pénal. Pour lui, «ce dernier ne vise qu'à réprimer certains comportements. Il ne vise pas à organiser toute la procédure médicale nécessaire en posant les garanties légales ainsi que les conditions sanitaires de l'intervention». Dans ce sens, Ibn Kafka rappelle que «le droit du protectorat français est un droit complexe, raciste qui s'applique aux uns mais pas aux autres». Au Maroc, il a surtout été mis en place par Lyautey qui a tenu à adapter le cadre légal au fait que la majorité des «indigènes» étaient juifs ou musulmans et qu'il fallait donc leur poser un cadre juridique spécifique, bien que leur attention n'aie pas toujours porté sur cette question. Il en a été de même pour l'article 475 du Code pénal marocain, amendé depuis 2014 avec l'abrogation de son deuxième alinéa sur le mariage des mineures à leurs violeurs pour exempter ce dernier de prison. Dans le cas des dispositions sous le coup desquels Hajar Raissouni est poursuivie, le militant associatif Fouad Abdelmoumni considère que «les lois sont toujours un fait politique, qui interagit nécessairement avec un substrat culturel et social». «On ne peut pas dire que la culture et la pratique au Maroc antécolonial étaient libertaires, mais les choix de codification, de formalisation, d'orientation et de politique pénale qui prévalent aujourd'hui ont été élaborés par la puissance coloniale, en fonction de ce qu'elle a considéré correspondre à sa pratique», explique-t-il à Yabiladi. «Nous retrouverons des dispositions qui étaient essentiellement un jeu de manipulation de la part du protectorat, face d'un côté aux forces réactionnaires dominantes dans le Maroc traditionnel et d'un autre aux forces montantes progressistes de gauche, ainsi que dans les élites marocaines d'alors et dans les alliés français d'ici et d'ailleurs», soutient le défenseur des droits humains. L'usage politique de mesures protectorales Si ces bases juridiques s'appuient surtout sur des mesures protectorales, le contraste est établi entre le fait que ce soient des conservateurs religieux marocains qui tiennent à les garder. «Le PJD est une force conservatrice, à l'évidence. En tant que telle, elle s'attache à défendre ce qu'elle considère comme des acquis. Elle n'a pas de complexe à ce que ces derniers soient amenés par la colonisation ou par la religion», nous explique Fouad Abdelmoumni. «Le Maroc indépendant a simplement continué avec l'héritage législatif colonial en l'état. Il ne l'a amendé que partiellement et graduellement. Cela implique la responsabilité de toutes les forces, y compris celles de gauche qui ont été à la tête du gouvernement par le passé mais qui n'ont pas abrogé ces textes.» Fouad Abdelmoumni, militant associatif Mais les raisons de la conservation de ces dispositions sont plus profondes, selon le militant. «Le pouvoir monarchique a adopté un projet de retraditionnalisation de la société et de l'Etat marocain et il était impensable qu'un pouvoir désireux revenir aux formes d'autorité archaïques d'il y a plusieurs siècles permette en même temps une modernisation de la société», souligne à ce sujet celui qui a été vice-président de l'Association marocaine des droits humains (AMDH). Il cite en exemple notamment des politiques du règne de Hassan II, «contre la généralisation de la scolarité, pour l'encouragement des écoles coraniques, ou encore les efforts d'opposition à l'évolution du modèle familial». Ainsi, Fouad Abdelmoumni estime que «le pouvoir lui-même a tout fait pour retraditionnaliser la vie publique, mais en ménageant à la fois des espaces à lui-même, à ses proches et à une partie des élites en les mettant en extraterritorialité de fait par rapport à ces lois». Dans ce positionnement, le militant voit par ailleurs «un calcul sournois», consistant à «créer une insécurité juridique généralisée». Par conséquent, «des lois archaïques qui sont maintenues, la société est en rupture avec ces textes et tout le monde peut donc se trouver condamné, à un moment donné», souligne l'ancien vice-président de l'AMDH. Concernant ces dispositions dans le cadre du procès de Hajar Raissouni, Fouad Abdelmoumni estime qu'il est difficile de ramener le débat simplement à celui des libertés individuelles. «Je pense que ce cas est une manipulation policière, qui vise à accentuer le conflit identitaire entre modernistes et traditionnalistes, afin d'éviter que s'exacerbent les débats sur les questions centrales d'ordre politique et de choix globaux pour le Maroc actuel», lance-t-il. «Je suis pour les libertés individuelles, mais je suis contre le fait de faire du procès infâme visant Hajar et quatre autres personnes un débat où l'on essaye de nous fourvoyer dans un positionnement "progressistes vs. réactionnaires" au lieu de celui "Etat de droit vs. manipulation politique".» Fouad Abdelmoumni, militant associatif Dans ce sens, le militant soutient que le faisceau d'indices converge plutôt vers ce qu'appuient les soutiens de Hajar Raissouni, expliquant que «tout le monde s'accorde à dire que nous avons des centaines d'avortements par jour, 250 000 femmes qui se feraient avorter par an». Ainsi, il fustige que ce soit, de surcroît, «l'unique cas poursuivi dans les annales sans qu'il n'y ait mort de la patiente, scandale ou confrontation avec la famille se trouverait être ce cas précis».