Les classes moyennes marocaines ont abandonné tout espoir de sauver l'enseignement public qu'elles ont fui en masse ces dernières années. Elles demandent à l'Etat d'achever le Mammouth. Les 3ème Assises nationales de la fiscalité ont donné l'impression d'un méchoui géant. Chacun veut sa part du festin, et (presque) tous se sont entendus pour acter l'abandon en rase campagne de l'éducation nationale, où d'en faire une sorte de RAMED scolaire pour les plus pauvres. Qu'au niveau du gouvernement, de l'élite politique et intellectuelle, il y ait une volonté de saborder le système d'éducation publique, ne surprend plus vraiment. J'en veux pour preuve le statut de plus en plus précaire des enseignants recrutés par les AREF, ou le souk de la rentrée scolaire 2016/2017 dont on ne s'est toujours pas vraiment remis. Ce qui est le plus désespérant, c'est cette adhésion résignée des classes moyennes à la stratégie de dépeçage de ce qui reste de l'éducation nationale. Le non consentement à l'impôt des Marocains a trouvé un mode d'expression acceptable : exiger une réduction d'impôt sur le revenu pour les frais de scolarité des enfants dans l'enseignement privé. Dans l'individualisme consumériste triomphant, les classes moyennes marocaines veulent ainsi faire sécession. Si choisir le meilleur pour la scolarité de ses enfants est tout à fait légitime, vouloir faire payer ce choix individuel à la collectivité via une baisse de la contribution fiscale est un non sens. Du dépeçage de nos communs Quand ferons-nous donc Nation ? N'ayant pas eu le temps de devenir citoyens égaux, nous glissons vers le contribuable-fossoyeur de tout service public. «Que fait l'Etat pour moi en échange de mes impôts ?» Cette question réthorique que nous entendons quotidiennement - et pas seulement dans la bouche des médecins du privé - devrait conduire à plus d'exigence à l'égard de nos responsables politiques et l'ensemble de l'administration. Mais le principe même de la reddition des comptes n'a toujours pas infusé dans notre société. Au lieu de ça, nous contribuables - faussement fatalistes - exigeons que l'Etat nous exempte d'une partie de nos obligations fiscales. Les partisans de l'ultralibéralisme au gouvernernement boivent du petit lait. Le résultat au niveau du système scolaire public est visible depuis l'arrivée du gouvernement Benkirane. On démolit les établissements scolaires en ville pour vendre le terrain à des projets immobiliers, on ne remplace pas les enseignants partant à la retraite, les insuffisantes nouvelles embauches se font dans une situation de précarité inimaginable il y a quelques années. On sent même une polarisation de la population des contribuables agacée par les revendications des enseignants-contractuels. Accelérer vers le ravin Ainsi, nous contribuons à un enseignement à deux vitesses : les enfants des familles les plus modestes entassées dans des écoles délabrées avec des profs non formés et complètement démotivés ; les enfants des classes moyennes dans des écoles privées de plus en plus chères et au niveau à peine meilleur que l'école publique il y a quelques décennies. Qu'avons-nous gagné de cette politique de désengagement de l'Etat au profit du privé ? Nous payons cash la facture de notre résignation politique post-années de plomb. Réclamer une baisse d'impôts pour coller un pansement financier sur nos plaies ne sert qu'une petite élite jalouse de ses privilèges et qui souhaite maintenir les classes moyennes dans le statut de mendiants fiscaux. Il faut être conscient des mécaniques économiques : le gain financier d'une baisse d'impôts dans un marché éducatif privé en tension sera très vite absorbé par une hausse des frais de scolarité. Sans parler de la majorité des salariés qui ne gagnera rien de cette mesure fiscale puisque pas ou peu imposée, alors que certaines familles se saignent pour envoyer leur enfants dans des écoles privées low-cost. J'ai conscience que cet édito va à l'encontre des certitudes et des intérêts de la majorité des lecteurs appartenant justement à ces classes moyennes. Je connais déjà les réactions scandalisées, mais il faut parfois penser au-delà de ses intérêts individuels illusoires pour gagner collectivement. Bien sûr, vous pouvez toujours vous satisfaire d'être assis en 1ère classe du train Maroc, avec climatisation et moquette au sol, et non entassé dans les wagons avec les classes populaires. Mais si notre contribution financière et notre exigence citoyenne ne permettent pas d'assurer des services publics de qualité, c'est tout le train qui déraillera.