Le 22 août 1955, représentants du mouvement national marocain, alliés marocains du protectorat français et responsable du gouvernement de l'Hexagone, se réunissent à Aix-les-Bains pour des pourparlers. Si des historiens qualifient cette rencontre de tournant décisif dans l'histoire du royaume chérifien, d'autres pointent du doigt l'échec du rendez-vous tandis que certains évoquent des manigances. Histoire. L'histoire de la lutte nationale marocaine contre la colonisation française est sans doute marquée par plusieurs étapes. L'ère pré-indépendance reste la plus féroce et la plus meurtrière. A tel point que l'exil du sultan Mohammed Ben Youssef et de la famille royale, le 20 août 1953, a constitué le point de non-retour dans la lutte armée. Le 11 septembre 1953, le martyr Allal Ben Abdellah tentera d'assassiner Ben Arafa, marquant ainsi la détermination de tout un peuple aspirant à la liberté. Le 24 décembre, une bombe explose au marché central de Casablanca faisant 18 morts et 40 blessés parmi les Européens. Dès l'année 1954, la résistance multiplie ses opérations, visant d'abord Thami El-Glaoui dans la mosquée Koutoubia à Marrakech le 20 février, puis le résident général Augustin Guillaume, le 24 mai. Des pourparlers dictés par une situation particulière L'instabilité criante du royaume chérifien et la mobilisation des Marocains, corps et âme, pousse le gouvernement français à remplacer, dès juin 1954, le général Guillaume par Francis Lacoste. Cependant, ce dernier ne parviendra pas à apaiser la situation dans un Maroc en ébullition. Il est donc remplacé, un an plus tard, en juin 1955, par Gilbert Grandval. Dès son arrivée au Maroc, le nouveau résident général lance une réforme administrative pour rétablir l'ordre et renforcer le rôle de la capitale. Son entrée en fonction coïncide avec le 14 juillet, commémorant la prise de la Bastille et, ainsi, la fête nationale française. Une cérémonie militaire grandiose devait se dérouler sans la présence de Ben Arafa, à qui on associe désormais le titre de «Sultan des Français». Avant son arrivée au Maroc, un attentat mené par six résistants se préparait déjà à petit feu. La résistance l'accueillera par un attentat faisant 6 morts et une trentaine de blessés européens, tandis qu'une bombe artisanale fabriquée par trois Casablancais explose devant le café Mers Sultan le 14 juillet 1955. Dès le début du mois d'août, le président du Conseil français, Edgar Faure lance les invitations à l'attention des différents représentants de l'opinion marocaine. Objectif ? Organiser «une rencontre officiellement présentée comme une prise de contact avec les différents représentants de l'opinion marocaine. Ces derniers doivent exposer - sans plus - au gouvernement français leurs vues quant à la situation au Maroc», écrit l'universitaire et historien Maâti Monjib, dans son article «Les pourparlers d'Aix-Les-Bains». Français et «traditionalistes» contre «nationalistes» et «nationalistes modérés» Le 22 août 1955, les pourparlers franco-marocains s'ouvrent dans la station balnéaire située à l'est de Lyon. Le tour de table est composé, du côté marocain, de représentants du Parti de l'Istiqlal et du Parti pour la démocratie et l'indépendance (PDI), mais aussi de «personnalités politiques chérifiennes», pour reprendre les mots du professeur international André De Laubadère (Le statut international du Maroc depuis 1955, annuaire français de droit international, volume 2, 1956). En d'autres termes, les fidèles alliés du Protectorat. Du côté français, la délégation française, elle, était composée d'Edgar Faure, Antoine Pinay, ministre des Affaires étrangères, Robert Schumann, Garde des sceaux, Pierre July, ministre des Affaires marocaines et tunisiennes et le Général Pierre Koenig, ministre de la Défense nationale. Officiellement aussi, les pourparlers ont débouché sur une série de conclusions, comme le rapporte De Laubadère. «Obtenir le départ du Sultan Ben Arafa, installer un conseil du Trône, former avec les nationalistes un gouvernement marocain, obtenir l'approbation de l'ancien Sultan Ben Youssef, à ce moment en exil à Antsirabé, telles sont les conclusions auxquelles, non sans tiraillements, aboutissent les conversations.» Mohammed Ben Arafa abdiquera début octobre 1955, peu avant le retour du sultan Mohammed Ben Youssef. / Ph. Zamane Mâati Monjib raconte que trois groupes seront entendus séparément et successivement par la délégation française à Aix-Les-Bains tout au long des sept jours du conclave. D'abord, «les tradionalistes», les «collaborateurs les plus dévoués de la colonisation (…) représentés par des personnages tels que les pachas d'Agadir, de Meknès et de Casablanca (…) les caïds de Zaer et des Ait Ayach». «Leur position peut se résumer en une seule phrase : le pays n'est pas mûr pour l'indépendance et l'œuvre française au Maroc doit continuer sous l'autorité de Ben Arafa». Ensuite, «les nationalistes modérés», pour qui «la constitution d'un gouvernement d'union nationale s'impose». Enfin, «les nationalistes», les leaders qui représentent le Parti de l'Istiqlal, à l'instar de Mohammed Lyazidi, Mehdi Ben Barka, Omar Ben Abdeljlil, Abderrahim Bouabid et Mhammed Boucetta ainsi que ceux du PDI. Pour ce courant, «aucune solution durable sans le retour de Mohammed V et l'abrogation du traité du Protectorat». Différentes versions de la même histoire… Toutefois, certaines versions de l'histoire pointent du doigt l'échec du sommet franco-marocain. Dans une version sur la situation qui prévaut à l'époque, un manuscrit d'Abderrahim Bouabid, repris par le journal Libération, raconte la confusion qui précède la rencontre. «Quel était le but de cette conférence ? Avait-elle un ordre du jour ? Comment serait-elle organisée ? Le résident restait très évasif à ce sujet et ne put donner de réponse précise aux questions posées», écrit-il. «La seule précision que je pus obtenir et qui me paraissait acceptable était celle-ci : Ben Arafa, n'ayant pu 'constituer un gouvernement' marocain représentatif dans les délais impartis, le Comité de coordination pour l'Afrique du Nord devait tirer les conclusions de cet échec. Pour cela, il fallait mettre le ministre des Affaires étrangères, M. Pinay, dans le 'bain marocain', et lui permettre d'avoir, pour la première fois, un entretien direct avec les représentants du nationalisme marocain», rapporte-t-il. «Ce fut en quelque sorte une conférence à caractère plutôt pédagogique, à l'usage des républicains indépendants. Je fis part de ces explications au Comité exécutif du parti par téléphone.» Des représentants de l'opinion marocaine à Aix-Les-Bains en août 1955. / Ph. DR Le défunt journal Hebdo indiquait dans un article intitulé «Les Grandes énigmes du Maroc» que «si le sort immédiat du Maroc s'est en grande partie joué pendant la conférence, son avenir en tant qu'Etat indépendant a également été soigneusement préparé par l'ancienne puissance protectrice». L'hebdomadaire affirmait que «la France, depuis longtemps convaincue de la nécessité d'accorder au Maroc son indépendance, a essentiellement consacré ses efforts à ménager ses intérêts économiques et ceux de ses clients passés». «Le destin du nouvel Etat indépendant se serait dessiné durant la conférence d'Aix-les-Bains. Officiellement, les négociations ont abouti à un accord : le Sultan fantoche Ben Arafa abdiqua, le Sultan légitime Mohammed Ben Youssef rentra d'exil et le Maroc fut proclamé indépendant lors de la déclaration de la Celle-Saint-Cloud. Officieusement, Aix-les-Bains fut peut-être le premier acte néo-colonialiste de la part de la France.» Le sultan Mohammed Ben Youssef, futur roi Mohammed V. / Ph. DR Dans les «Mémoires du patrimoine marocain» (Septième volume, Editions Nord Organisation, 1986), Abdelhadi Boutaleb, l'un des pères fondateurs du Parti démocratique et de l'indépendance dans les années 1940, représentant de cette formation politique lors des pourparlers d'Aix-Les-Bains, estime que la force coloniale tentait de «séparer entre les différents courants du mouvement national». «Les nationalistes estiment, quel que soit le courant auquel il appartient, qu'Aix-Les-Bains devrait changer le visage de la politique française au Maroc (…) Ce qui a été dit sur la rencontre et le fait qu'elle est intervenue pour approcher les points de vue entre les Marocains n'est pas vrai (…) La manière utilisée pour les piéger est marquée par beaucoup de naïveté et a appliqué l'adage : diviser pour mieux régner», commentait-il. Cet événement reste une étape à partir de laquelle tout changera pour le royaume chérifien. Le 29 octobre 1955, le sultan Mohammed Ben Youssef se rendra en France pour une déclaration commune qui énoncera que le Maroc retrouve enfin sa souveraineté, 43 ans après le traité de Fès. Le 16 novembre, le futur Mohammed V débarquera à Rabat pour prononcer, deux jours plus tard, un discours historique du Trône.