Dans une mobilisation inédite sous la législature actuelle, au moins quatre centrales syndicales et un front de neuf organisations sectorielles (éducation, santé, agriculture, industrie...) mènent une grève générale au niveau national, ces 5 et 6 février. Mohamed Hatati, membre du bureau exécutif de la Confédération démocratique du travail (CDT), analyse auprès de Yabiladi les raisons de la colère, au lendemain du premier votre d'un projet de loi organique sur le droit de grève. Vous décrétez une grève nationale de deux jours. Rarement une mobilisation de cette ampleur a été annoncée, depuis les élections de 2021. Pourquoi cette décision ? C'est ce que nous considérons une grève générale au niveau national, pour le public et le privé, dans tous les secteurs, car c'est une mise en garde sur la crise que nous vivons tous actuellement. Avant 2021, la CDT a toujours décrété des mobilisations de cette envergure depuis sa création, à chaque fois que la situation socio-économique l'impose. Cela a été le cas en 1979, en 1981, en 1990. De la même façon, la grève générale de 2025 se veut fédératrice de toutes les couches sociales et des personnes qui souhaitent s'y joindre, dans un contexte où le gouvernement actuel se veut un facilitateur de la consécration d'un Etat social, mais tout en faisant fi de la voix des partenaires sociaux et des engagements pris dans ce sens, en vue de consultations en amont des votes de projets de loi à caractère social. Au lendemain du vote du projet de loi organique sur le droit de grève à la Chambre des représentants, quelles sont justement les différentes raisons de votre mobilisation ? La grève générale à laquelle a appelé la Confédération démocratique du travail (CDT) est décidée en protestation contre les décisions gouvernementales impopulaires non-consenties avec les partenaires sociaux que sont les centrales syndicales les plus représentées et dont nous faisons partie. Nous ne pouvons pas adhérer à des mesures pour la simple raison qu'elles ont été votées au Parlement, si l'exécutif compte sur la majorité en nombre pour les faire passer, au lieu de procéder à des consultations élargies qui incluent les syndicats, dans le cadre du dialogue social qui n'a d'ailleurs pas eu lieu. Evidemment, cette grève n'est pas uniquement un signe de protestation contre le projet de loi organique en question, mais contre l'ensemble de l'arsenal juridique que le gouvernement veut imposer de la même manière, en comptant sur le nombre de votes de l'Hémicycle plutôt que sur les concertations en amont. Le texte relatif au droit de grève aura été la goutte qui a fait déborder le vase, mais il y a aussi le transfert de la CNOPS à la CNSS que nous rejetons fermement au sein de la CDT. Outre ces revendications politiques, notre mobilisation est globalement une mise au point pour interpeller sur la situation socio-économique de plus en plus difficile que vivent les travailleurs, dans un contexte marqué par l'inflation et par l'atteinte aux acquis sociaux, qui passe aussi par les manœuvres du gouvernement pour faire voter la loi sur la retraite. C'est pour cette raison que c'est une grève générale, transversale à l'ensemble des secteurs car nous sommes tous concernés par les réformes de l'exécutif qui auront des incidences directes sur nos vies quotidiennes, sur notre niveau de vie et sur le pouvoir d'achat des ménages. Maroc : La Chambre des conseillers adopte à la majorité le projet de loi sur la grève Quels sont les dispositions auxquelles vous vous opposez dans ce texte ? Je dirais que c'est au-delà de ce projet de loi organique en lui-même. Au niveau de la conception de l'arsenal juridique, dès le début de cette législature, nous avons porté à l'attention du gouvernement l'évidence que tout texte susceptible de brider un droit garanti par la constitution – c'est le cas pour la grève – donnera lieu à des dispositions arriérées qui feront avorter l'accumulation des acquis sociaux. Nous avons mené cette bataille au niveau institutionnel, à travers les élus de la CDT à la Chambre haute, mais aussi à travers les rencontres avec le ministre de l'Emploi en tant que syndicat et sur le terrain. Nous avons interpellé, tout d'abord, sur le préambule du projet de loi organique sur le droit de grève, ainsi que sur la définition donnée à celle-ci. Cette mouture accorde au patronat et aux hommes d'affaires un pouvoir élargi sur la mise en échec d'une grève avant même sa tenue, à travers la durée de préavis, les catégories habilitées à annoncer ce mouvement, les amendes de 8 000 DH prévues en cas de dépassement par les grévistes, sachant qu'ils sont nombreux à toucher le salaire minimum et à ne pas être payés en temps et en heure. Il y a beaucoup de dispositions dans ce texte, faisant de celui-ci un élément de frein qui menace un droit constitutionnel acquis. Il met à mal la capacité des travailleurs, des professionnels, des fonctionnaires et des salariés à exprimer leur désaccord vis-à-vis des décisions qui les concernent et qui sont prises à leur sujet. Le projet de loi sur le droit de grève a été voté avec 41 voix pour et 7 contre, dont la CDT. Pourtant, il s'agissait d'une plénière. Que vous disent ces chiffres sur le processus d'examen d'un texte décisif ? Depuis le début des réflexions sur les réformes législatives, la CDT a toujours considéré que celles à portée sociale devaient être mises sur la table du débat du dialogue social. Le gouvernement s'y est engagé, en vertu de la charte nationale d'institutionnalisation du dialogue social, du 30 avril 2022. Mais depuis, ces négociations élargies n'ont pas eu lieu réellement, à l'exception de quelques consultations menées par le ministre de l'Emploi. C'est comme cela que ce projet de loi organique a été pris en otage, à notre sens, et a été migré vers le Parlement pour examen, en comptant sur la majorité gouvernementale. C'est justement la raison pour laquelle la Confédération s'est opposée à cette mouture, à travers nos élus à la Chambre des conseillers. Maroc : Pas de paix sociale sans dialogue social avec le gouvernement, selon l'UMT et la CDT Notre position constante est que ce texte concerne l'ensemble de nos concitoyens dont nous faisons partie, que nous soyons de la classe ouvrière, de professions libérales, des travailleurs, des fonctionnaires ou des salariés dans tous les domaines, dans les secteurs public et privé. C'est pourquoi, nous sommes convaincus qu'on ne peut le faire passer sans concertations, négociations et consensus élargi dans le cadre du dialogue social institutionnalisé, avant de le soumettre à l'examen par les députés. Nous déplorons que le gouvernement ait suivi une voie différente de celle de l'approche participative avec les partenaires sociaux, préférant une fuite en avant pour accélérer le vote d'une mouture comme il l'entend. Au-delà des considérations de la majorité des votes basées sur le nombre et sur les alliances, ceci nous dit que l'exécutif s'est soustrait à ses engagements pris dans la charte nationale du 30 avril que nous avons cosignée et qu'il considère lui-même comme étant un accord historique. Cette charte prévoit justement des réunions périodiques, dans le cadre du dialogue social. Vous reprochez au gouvernement de ne pas s'être tenu à ce calendrier. Quels motifs vous ont été présentés ? Au sein de la CDT, nous n'avons pas eu d'explications tangibles sur les raisons objectives qui mèneraient jusqu'à reporter sine die, voire annuler, ces séances de pourparlers avec les syndicats les plus représentés. Le bureau exécutif de la Confédération a adressé des correspondances à maintes reprises au chef du gouvernement, en lui demandant de s'engager à mettre en œuvre la charte nationale en question. Ce texte prévoit deux rencontres, l'une en avril et l'autre en septembre. Cette dernière ne s'est pas encore tenue et nous avons écrit encore à l'exécutif, à ce sujet. En retour, nous n'avons pas eu d'informations sur ce retard. La réponse ne s'est finalement pas faite par correspondances, mais par les actions que nous voyons aujourd'hui, à commencer par le fait accompli sur l'examen et le vote de lois décisives comme celle sur le droit de grève. Maroc : Les syndicats mènent la grève nationale dans le public et le privé Ceci étant, nous continuons d'être convaincus que le dialogue social productif et efficace est celui qui est mené dans le cadre institutionnalisé qui lui a été consacré. Aussi, nous prenons acte que le partenaire qui a failli à cette institutionnalisation est le gouvernement lui-même. Dans le même sens, nous réitérons nos appels à la tenue de ces séances, même tardivement. Mais si l'ensemble des projets de lois que nous pointons vient à être voté, force sera de constater que ce rendez-vous périodique n'aurait plus un sens, à l'image du dialogue social qui sera globalement vidé de sa substance.