S'il est une politique passée sous le boisseau avec le changement de présidence, c'est bien celle du codéveloppement. La notion de codéveloppement fut forgée dans les années 1970 en France au CERES, le think-tank de Jean-Pierre Chevènement. Elle a été immédiatement associée avec l'idée d'une nécessaire construction des frontières et d'indépendance nationale, dans une perspective tiers-mondiste : le codéveloppement devait pouvoir permettre aux Etats d'origine de s'affranchir du besoin d'exporter sa main-d'œuvre. Au cours des années 2000, l'idée a été reprise par diverses organisations internationales (le secrétaire général de l'ONU le mentionne dans le rapport «migration internationale et développement» de Juin 2006). Dès la fin des années 1990, l'Union Européenne en fait un volet de sa politique de contrôle des frontières extérieures de l'Europe. A partir de là, on comprend pourquoi les gouvernements successifs ont fait du codéveloppement un pendant de la politique de contrôle des frontières. Or, c'est une tout autre idée du codéveloppement qui est en train de s'imposer dans le champ des pratiques. Depuis le milieu des années 1990, les activités associatives des migrants se sont insensiblement réorientées vers leur pays d'origine. Jusqu'alors, l'immense majorité des associations de migrants était centrée sur la vie culturelle et politiques des étrangers en France : clubs de sport, centre socio-culturels, défense des droits, etc. Aujourd'hui, le développement du pays d'origine est devenu un secteur clé. Ils constituent le premier secteur d'activité associatif parmi les Marocains et les Algériens. Le même engouement s'observe parmi les Africains de l'Ouest en France, les Latinos Américains aux Etats-Unis ou les Indiens en Grande-Bretagne. Ce phénomène est le symptôme de la mutation des populations d'origine étrangère en France. Il est le fait d'hommes et de femmes qui maitrisent suffisamment les rouages sociaux et administratifs de la société française pour s'engager dans des projets parfois très ambitieux. Ce n'est pas la perspective du retour qui motive leur implication, mais le besoin de marquer différemment leur attachement avec leurs origines, le besoin de s'inscrire à la fois ici et là-bas et de légitimer leur existence bipolaire. Signe d'ouverture sur la société d'accueil, ces ONG de migrants incluent le plus souvent dans leur conseil d'administration des français «de souche». Elles trouvent leurs financements auprès des collectivités territoriales, suscitent les jumelages de villes et villages, d'université et d'associations... En bref, ce codéveloppement 'par le bas' est un facteur d'intégration des sociétés civiles du Nord et du Sud. Certaines villes européennes telles que Paris, Milan ou Barcelone ont intégré cette dynamique dans leur propre politique d'intégration. Elles ont, au cours de la dernière décennie, subventionné des programmes de mise en réseau entre associations de migrants et ONG locales. On commence tout juste à mesurer l'impact de ces milliers de micro-opérations sur le développement. Le Maroc en est un bon exemple. Aujourd'hui, près de la moitié des associations créées par des Marocains en France est une association de développement. Et près des deux tiers se déclarent participer à ces projets ponctuels: envoi de fourniture scolaires, de vêtements, de médicaments, construction de routes, de puits, électrification, soutien au développement économique, formation... Elles touchent pratiquement tous les domaines et toutes les régions du Maroc. Très tôt, des le milieu des années 1990, le gouvernement marocains, soutenue par la Banque Mondiale et l'Agence Française de Développement, ont mis en place un programme de cofinancement de ces initiatives dans trois domaines: l'électrification rurale, l'accès a l'eau et la construction de routes. Le principe est simple: tout village qui en fait la demande doit, avec le soutien de ces émigrés, apporter entre 30 et 50% du montant du projet. L'Etat et les collectivités territoriales apportent le reste. Le premier de ces programmes, le Programme d'Electrification Rural Généralisé, a lui seul, a permis d'améliorer de 20% l'accès a l'électricité dans les campagnes marocaines. Au Mexique, un programme de cofinancement similaire, le «tres por uno» (trois pour un), a aussi donné des résultats tangibles, notamment dans le domaine des réseaux d'égout et de l'assainissement de l'eau dans les petites villes. Un autre aspect méconnu de cette dynamique est la constitution d'une société civile transnationale d'ONG de migrants. Depuis 2011, en marge du Forum Mondial sur le Migration et le Développement initié par l'ONU, se tient une assemblée des organisations de défense des droits humains, de développement des syndicats et d'organisations de migrants. Environ 300 organisations se réunissent ainsi tous les ans au sein des Journées de la Société Civile. Leur objectif est de faire valoir le pont de vue des acteurs non étatiques et de formuler des recommandations politiques. Le codéveloppement «par le haut», en tant qu'instrument de souveraineté, ne parvient pas à surmonter ces propres contradictions : utiliser les migrations pour arrêter les migrations, construire des frontières en s'appuyant sur les flux (humains, financiers, de compétences…) qui les traversent. Cette approche ne marche pas car la migration est un produit du développement avant d'en être un facteur. Sans bruit, les migrants et leurs partenaires redéfinissent le sens du codéveloppement. A l'opposée des logiques de contrôle, ils proposent l'interdépendance et la réciprocité. Leurs actions produisent du vivre ensemble ici, du développement là-bas. Ils construisent une identité composite et moderne, et finissent par donner sens à une citoyenneté déterritorialisée.