Avec le poète Ahmed Bouanani, nous avons apporté en ce moment-là un texte squelette, tel une injonction intellectuelle, signé Mohamed Jabir avec un titre froidement analytique : « notes sur la composition folklorique ». Quelques lignes de la rédaction de « Souffles » parle d'étude [qui] a été écrite dans des conditions qui ne permettaient pas à son auteur [Mohamed Jibril] d'avoir la documentation nécessaire à l'élaboration d'un texte véritablement analytique. C'est une suite de notes que nous livrons telles quelles parce que nous considérons qu'elles soulèvent un certain nombre de problèmes en ce qui concerne un aspect très important et souvent falsifié de notre culture populaire ». Ce plan de travail en quelque sorte se proposait ainsi : 1/ composition folklorique (étude du terme halka) ; 2/ thèmes d'expression ; 3/ thèmes rythmiques à étudier ; 4/ techniques de synthèse rythmique. En conclusion, mon talentueux confrère Mohamed Jibril – emprisonné à Rabat afin de purger six mois à la prison de Laâlou, une peine inique prétendument pour envois de lettres anonyme de menaces – trace un véritable plan de travail de recherche. Il y est dit qu'il faudrait réunir un inventaire aussi complet que possible de rythmes, y procéder à des choix. Aussi orienter de jeunes paysans à improviser tant qu'ils pourront les former. Danser à la composition des rythmes innovés. Mon sentiment alors fut que l'accueil de cette contribution, exfiltrée de la détention, « sauvage » à « Souffles » ne fut pas mal accueillie. Etait-ce simplement aimable indulgence ? En tout cas, on ne m'en dira rien ou presque rien. Mais le fait est que je fus comme naturellement invité à poursuivre ma collaboration personnelle à la revue « Souffles », qui commençait à faire parler d'elle en termes nouveaux, souvent élogieux ou du moins respectueux. Que son accueil fut marqué par un bruissement d'estime flatteuse. * * * Pour nombre d'entre nous dont moi-même, le commencement de notre collaboration effective avec la revue marocaine francophone « Souffles », n'a été donc qu'avec la deuxième livraison datée du deuxième trimestre 1966. C'est important de souligner cela, car « Souffles » de par son contenu cessait dès lors d'être une revue de l'avant-garde poétique exclusivement pour paraître s'élargir à un reflet nettement de la situation donc plus largement culturelle nationale marocaine, sans repli sur soi. Il faut rappeler aussi que la revue « Souffles » s'était distinguée, en son premier numéro, par un « prologue » qui semblait n'ouvrir la voie qu'à une publication de création uniquement à caractère poétique. Des (quelques uns) poètes avaient « signé » des textes donnant matière à un « numéro-manifeste », [...] ou « sont unanimement conscients qu'une telle publication est un acte de prise de conscience de leur part dans un moment où les problèmes de notre culture nationale ont atteint un degré extrême de tension ». En guise d'adhésion (et de signatures) à cet accord de principes, on eut droit dans ce premier numéro, en fin de 35 pages à ces quelques noms : Hamid El Houadri, Mohamed Fatha, Mohamed Khaïr-Eddine, Abdellatif Laâbi et enfin El Mostafa Nissaboury. Ces poètes se présentaient eux même par quelques lignes plus ou moins fournies – surtout les trois derniers. Si dans le corps de la revue les textes étaient écrits directement en français, seul un (Hamid El Houadri) était traduit vers le français à partir de l'arabe par les soins de El Nassaboury « avec la collaboration de l'auteur ». On comprend donc que les non-exclusivement poètes aient pu à la lecture de ce numéro inaugural, se sentir en quelque peu exclus de cette expérience éditoriale qui s'annonçait – bien du moins oubliés. C'est en ce sens que je peux, en conscience, considérer que le véritable début, pour nous, de la revue « Souffles » était son deuxième numéro, car c'est par là qu'elle affirmait son caractère de lieu véritable de rencontre et de débat autour de la culture nationale marocaine avec ouverture sur le Tiers-monde et ambitionnait plus hardiment encore de se tourner vers le monde. * * * Et je ne dis pas cela, parce que j'y fis ma première collaboration consacrée au premier « festival des arts nègres de Dakar » par un regard critique et même acerbe, un peu humoristique aussi, tant je le voulais décalé, mais essentiellement parce que la revue devenait ouverte à autre chose qu'à l'expression et la création poétiques, aussi puissante et novatrice soit-elle par ailleurs. Nous étions quelques uns qui ne nous y sommes pas trompés. « Souffles » était ce que nous attendions : un organe franchement progressiste à même d'aider à la clarification des idées, qui devait soutenir en gros toutes les tentatives de ce qu'est la culture nationale – qui ne serait pas seulement à connotation patrimoniale ou uniquement traditionnelle. Dans ce sens, j'offris pour le numéro 4, une étude consacrée à la situation du théâtre marocain, malheureusement titrée assez platement « où va le théâtre au Maroc », mais qui a eu un certain succès, semble-t-il, puisque ce texte a été traduit en espagnol, en anglais et même en arabe dans une revue culturelle de gauche. Plus tard, au début de la deuxième année de vie de « Souffles », Abdellatif Laâbi exprima dans une chronique au ton inhabituellement admiratif, son jugement à l'endroit de la pièce de théâtre montée et jouée par la troupe du dramaturge Tayeb Saddiki au théâtre municipal de Casablanca, qu'il dirigeait à cette époque. Laâbi, ne fut avare de compliments à propos de cette œuvre dont la représentation s'est déroulée disait-il « avant et au cours du spectacle dans une atmosphère à la fois imprévisible et inhabituelle dans le piétinement morne de la vie théâtrale et d'une manière générale culturelle au Maroc [...] Toute cette critique demeure de la connaissance du texte écrit de la pièce qui n'a pas encore été réalisé. Cette connaissance nous permettra certainement de compléter notre communication avec une œuvre que nous saluons comme un événement dans les balbutiements de notre théâtre national ». Ce coup de cymbale était précieux à mes yeux, parce qu'il donnait, en quelque sorte, une certaine cohérence à la revue notamment entre l'essentiel de mon article sur la situation théâtrale marocaine et la chronique du directeur-responsable de notre revue – qui commençait ainsi par être de plus en plus la nôtre. C'est effectivement à partir de ce moment-là que « Souffles » trouva sa vitesse de croisière et qu'elle s'affirma LA VOIX consciente de tous ceux au Maroc qui veulaient porter un regard neuf et nouveau ainsi de se prêter à une réflexion inédite, innocente autour de la personnalité nationale à travers toutes les strates historiques et les couches sociales de la contemporanéité. Des efforts individuels furent accomplis sans le souci qu'il fût nécessaire d'une concertation à l'allure directive préalable. On retrouva en particulier le nom de Ahmed Bouanani, le poète cinéaste, qui inaugura son analyse par une ambitieuse et prometteuse, « étude de la littérature populaire » nationale. Jusqu'au début des années soixante-dix, « Souffles » s'attacha à cette ligne. Par ailleurs, l'élargissement s'affirma dans le territoire d'influence du titre à toute la zone du Maghreb, à commencer par l'Algérie puis bien sûr la Tunisie. Cette extension de l'influence par le truchement du frère occidental maghrébin marocain semblait naturelle et comme allant de soi. Des comités d'action à Alger ou à Tunis furent crées et formellement inscrits en première page de « Souffles », juste sous le titre. Le grand et jeune poète algérien prometteur, Malek Alloula, s'y présent rapidement par un beau texte qui s'insérait harmonieusement dans le corps éditorial de la revue qui semblait jouir manifestement d'une bonne santé générale et regardait l'avenir avec grande confiance. * * * Elle naviguait plutôt modestement mais fermement sous l'œil affable de beaucoup d'observateurs impartiaux sinon favorables. Dans le groupe, qui se plaçait d'une manière plutôt lâche et desserrée sans aucun cadre formel ni discipline imposée, seul le timonier Abdellatif Laâbi gardait un lien individuel avec chacun : écrivain, essayiste, artiste plastique et bien sûr poète avant-gardiste qui s'ingéniait toujours à produire des vers «chacalistes» ou «kilométriques». Cela faisait néanmoins une esquisse de mouvance cohérente dans ses aspirations vaguement définies sinon par des liens plus volontairement sentimentaux je dirais, que rationnellement choisies en fait. Plus tard, « Souffles » accrocha son action proclamée sur tous les registres et exprimée de diverses façons créatrices de par son attachement à toutes les causes anti-impérialistes nourries par le désir inextinguible de liberté. Et quoi de plus proche, de plus prégnant, de plus rivé à la personnalité du Marocain, du Maghrébin, de l'Arabe en général que le Proche-Orient où se perpétuait depuis si longtemps un abcès purulent né d'une injustice historique flagrante : le drame palestinien. La revue n'eut aucun mal à alerter et à mobiliser autour de cela des énergies individuelles nouvelles, essentiellement de gauche mordant sur affidés, compagnons de route et sympathisants de partis de l'opposition marocaine. Des signatures prestigieuses apportèrent leur poids personnel à cette aventure qui pouvait encore être considérée comme marginale ou même condamnée sans doute à une assez brève vie. En même temps apparaissaient d'autres préoccupations militantes et mobilisatrices, que ce soit du côté des colonies encore sous sujétion du Portugal fasciste ou les confetti de l'Empire colonial français et d'autres pustules un peu partout dans le monde qui semblait n'offrir qu'une détestable physionomie inégalitaire ou pire cruellement et violemment injuste... (3éme partie vendredi prochain)