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Entretien avec Abdelhaï Sadiq: «Les quatrains de Mejdoub sont autant de photos instantanées qui ont cette formidable capacité d'échapper, par leur qualité, au temps...»
Les quatrains de Sidi Abderrahmane el Mejdoub : Le succès story d'une œuvre majeure du patrimoine oral marocain Abdelhaï Sadiq, universitaire comparatiste et traductologue, enseignant à la Faculté de lettres Université Cadi Ayyad à Marrakech, vient de rééditer en autoédition le premier travail de traduction des quatrains de Sidi Abderrahmane El-Mejdoub réalisé par Henry de Castries «Les Gnomes de Sidi Abderrahmane El-Mejdoub» (1896). Diplômé de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris et Docteur de l'université Paris-IV Sorbonne, auteur de travaux scientifiques sur la traducritique et sur les traductions françaises du Coran, Abdelhaï Sadiq nous explique les raisons de son choix de rééditer l'œuvre de Castries un siècle après la première édition. Entretien. L'Opinion: Pourquoi rééditer l'ouvrage de Castries aujourd'hui ? Abdelhaï Sadiq: J'ai effectué cette réédition pour plusieurs raisons. Premièrement, dans les années 80, j'ai fait un travail universitaire (doctorat) en France consacré à la problématique de la traduction et plus précisément à ce que j'avais appelé en son temps «la traducritique» démarche qui permet l'analyse critique des traductions et j'ai pris comme corpus les trois traductions françaises des quatrains de Mejdoub (De Castries, J.Scelles-Millié et A.L. de Prémare). Deuxièmement, j'ai trouvé que le travail de De Castries inscrit les propos du Mejdoub dans une tradition qui dépasse le Maroc, dans une oralité Maghrébine et même méditerranéenne. Troisièmement, je pense que les propos du Mejdoub sont d'actualité, non seulement au Maroc mais d'une certaine manière partout, essentiellement avec le mouvement des indignés ; certes tous les quatrains ne répondent pas à l'actualité, mais leur portée générale traduit les préoccupations de sociétés en quête de nouveaux repères. En dernier lieu, j'ai réédité le travail de De Castries (en autoédition), pour qu'il soit disponible pour un large public au Maroc et ailleurs, espérant qu'il puisse faire l'objet de travaux d'étudiants, manière de revisiter notre patrimoine culturel dans une perspective qui dépasse la marocanité... L'Opinion: Cela fait plus de cent ans que la première édition des «Gnomes de Sidi Abderrahmane el-Mejdoub» est publiée et nombre de lecteurs possèdent une photocopie de cette édition de 1896 qui est du reste entièrement disponible en ligne sur plusieurs sites Internet aujourd'hui. Dans votre texte de présentation, vous faites écho d'un intérêt bien maigre en fait de travaux de recherche marocains pour cet héritage national qui a des soubassements au niveau maghrébin. Qu'en est-il des travaux en arabe ? Abdelhaï Sadiq: Honnêtement, j'ai pris le parti d'évoquer dans ma présentation les travaux effectués en français et en espagnol afin de montrer l'universalité des propos mejdoubiens et leur pertinence et actualité, ceci d'une part ; d'autre part, et comme vous le savez, mon intérêt pour la traduction m'a conduit à faire un tel choix. Pour ce qui est de la disponibilité du livre de De Castries sur des sites internet ou en photocopie est une chose connue, mais rien ne vaut d'être en présence de l'objet livre ; peut-être que ma réédition est un clin d'œil aux personnes qui se contentent de photocopie... L'Opinion: Que représentent les «Gnomes» dans l'œuvre globale de De Castries ? Abdelhaï Sadiq: Je crois que les «Gnomes» représentent pour De Castries une belle parenthèse qui relève de l'ordre initiatique. Il le dit lui-même, il souhaitait «pénétrer l'âme si fermée de l'arabe», et pour lui, rien de mieux que de la saisir autant que possible à travers l'expression orale la plus vraie... A mon avis, les quatrains de Mejdoub sont autant de photos instantanées qui ont cette formidable capacité d'échapper, par leur qualité, au temps... L'Opinion: Souvent, l'authenticité des quatrains ou du moins une partie, a fait l'objet de doute avec multiplicité des variantes et des ajouts du fait que pendant des siècles, la transmission de ce legs s'était effectuée de manière orale. Est-ce qu'on est fixé aujourd'hui sur la question des quatrains authentiques et des apocryphes ? Abdelhaï Sadiq: C'est une question à laquelle il serait difficile de répondre de manière précise, A.L. de Prémare l'a bien signalé dans son monumental travail sur Mejdoub. Le temps qui nous sépare de l'époque du Mejdoub, le mode de transmission, les lieux d'existence des quatrains, impliquent forcément des manipulations et variations. Par ailleurs, une certaine tendance à faire du Mejdoub une sorte de mythe ou plutôt «la voix de la protestation maghrébine» augure du fait qu'on lui a sûrement attribué des propos qui ne sont pas de lui... C'est le lot de toutes les oralités qui n'ont pas été consignées au moment de leur création... L'Opinion: Les quatrains semblent désigner le déplacement du Mejdoub dans des villes comme ce quatrain sur la ville de Safi ? Abdelhaï Sadiq: Le quatrain sur Safi est apocryphe car il n'est pas signalé dans le corpus reconnu. Les villes signalées dans les quatrains reconnus sont Marrakech, Fès et Meknès. Il y a trois ou quatre corpus. De Castries a rassemblé et traduit 156 quatrains, Jacqueline Scelles-Millié 340 et De Prémarre 201, soit un total de 697 quatrains dont 63 sont communs aux deux premières traductions et uniquement 20 repris des deux premières par de Prémare. Si De Castries et Scelles-Millié ont rassemblé les quatrains en Algérie, De Prémarre, lui, a travaillé au Maroc chez les Masmouda, tribu d'origine de Sidi Abderrahmane el-Mejdoub. Quant à l'édition populaire qu'on a toujours circulé au Maroc en un petit livret, elle ne contient tout au plus que 120 à 125 quatrains. L'Opinion: On sait que les quatrains de Sidi Abderrahmane el Majdoub étaient appris par cœur par nos grands parents qui les récitaient couramment pour décrire des situations précises d'où une intimité particulière dans une société en grande partie de culture orale. Que représente Sidi Abderrahmane el Majdoub dans la mémoire populaire au niveau maghrébin ? Abdelhaï Sadiq: A mon avis il représente le référent profane dont on se sert pour inscrire les actions dans la morale populaire, laquelle marque la frontière qui existe dans toutes les sociétés entre la littérature savante et la littérature populaire. Pour ce qui est de la maghrébanité du propos mejdoubien, elle ne peut être contestée et prouve combien pendant des siècles les frontières ne furent qu'imaginaires. Par ailleurs, je ne doute pas que certains quatrains du Mejdoub soient colportés en Lybie et en Egypte, également en Mauritanie. Ce qui prouverait que Mejdoub est non seulement marocain ou maghrébin, mais il faudra le voir comme Mejdoub l'africain, plus encore le méditerranéen... L'Opinion: Quel rapport entre votre intérêt pour le patrimoine de Sidi Abderrahmane el-Majdoub et vos autres travaux précédents et à venir ? Abdelhaï Sadiq: Je vous répondrai sincèrement. Pour des raisons que je n'évoquerai pas ici, je me suis retrouvé en 1979 à Paris où j'ai passé mon bac français et mon bac philo et poursuivis mes études universitaires. Or mon travail de maîtrise fût consacré à Nass el Ghiwane, mon doctorat au Mejdoub (toujours du point de vue traductif). Tout en m'imprégnant de la culture française et européenne, je me suis toujours demandé : que puis-je apporter de plus qu'un étudiant français en travaillant sur Proust ou Baudelaire ?... Par ailleurs, à l'instar de beaucoup de marocains, je suis «construit» par l'oralité, qu'elle soit mejdoubienne ou ghiwanienne ou encore coranique. Il s'agit là d'une rythmicité ontologique qui fait vibrer chaque fois que l'oreille est interpellée par tous les constituants afro-maghrébins... On n'échappe pas à son destin... En dernier lieu, la réédition du De Castries fait suite à la réédition d'un ouvrage que je conseille vivement aux lecteurs: «Au pays du paradoxe–Maroc» de Tranchant de Lunel, paru en 1924 et que j'ai réédité en 2011. Pour ce qui est des travaux prévus pour 2014, un troisième livre consacré à Nass el Ghiwane qui comporte outre une présentation scientifique du groupe, la traduction française, anglaise et espagnole des chansons les plus marquantes de la carrière du groupe, ce qui n'a jamais été fait, ceci en guise d'hommage à ce groupe qui a marqué non seulement les mouvements artistiques marocains, mais également maghrébins et méditerranéens. L'Opinion: Quel a été le premier contact avec le travail de De Castries ? Abdelhaï Sadiq: La première fois que j'ai eu contact avec ce texte c'était à la Bibliothèque Mazarine à Paris dans les années 1980, à l'époque de mes études supérieures. J'ai pu d'abord avoir une photocopie de ce texte. Par la suite, je me suis procuré une copie de l'édition originale du livre à 2.500 francs français, l'équivalent de trois mille dirhams. Aujourd'hui, cette copie est en piteux état à force de manipulations. Ensuite, je me suis procuré le deuxième livre de traduction des quatrains de Mejdoub réalisée par Jacqueline Scelles-Millié (1966). Le troisième travail de traduction de De Prémare c'était en 1987. L'Opinion: Pourquoi le choix du terme gnomes ? Abdelhaï Sadiq: C'est pour désigner une pensée gnomique c'est-à-dire brève, lapidaire. Ce qui est important ce n'est pas le quatrain mais la morale qu'on peut en tirer. L'Opinion: Qui est le mejdoub pour vous ? Abdelhaï Sadiq: Le Mejdoub représente une pensée profane, il est extrêmement critique vis-à-vis des religieux et pour la manière dont la religion peut être utilisée, il critique l'exercice du pouvoir pas le pouvoir en soi. Souvent on le tient pour misogyne à cause de beaucoup de quatrains sur les femmes. Je pense qu'il ne critique pas la femme mais plutôt le comportement des femmes et qu'en même temps il met à l'index en particulier l'homme qui n'a rien compris à la femme. Il reconnaît la capacité de la femme à charmer, à séduire et l'incapacité de l'homme à résister à la séduction féminine. L'Opinion: Vous avez été assez bref dans la présentation. Abdelhaï Sadiq: En publiant ce livre, je n'ai pas eu comme objectif de réaliser un travail académique. C'est plutôt uniquement pour publier le travail de Henry De Castries. Il faut retenir le fait que «Les Gnomes» ont été publiés une seule fois et c'était en 1896. Depuis, il n'y eut aucune réédition et cette publication actuelle est par conséquent la deuxième après cent dix-sept ans. L'Opinion: Est-ce qu'il y a des travaux de recherche sur Sidi Abderrahman Mejdoub en arabe ? Abdelhaï Sadiq: A ma connaissance et jusqu'à présent, je n'ai pas trouvé de travail en arabe, un travail académique, scientifique sur les quatrains, je veux dire un travail publié. En publiant d'abord ce livre, j'ai voulu justement commettre une espèce de provocation pour susciter débat autour des quatrains. L'Opinion: Quel sera votre prochain que vous annoncez pour 2014 ? Abdelhaï Sadiq: Comme j'ai déjà dit, dans mon livre prochain il s'agit de présenter les chansons de Nas el Ghiwane comme un phénomène culturel qui a suscité une grande influence au niveau du Maghreb pour dire qu'il y a eu quelque chose d'important au Maroc tout en précisant en quoi cela consiste exactement. J'ai voulu ce travail comme un hommage à ce groupe de musique culte, je me permets ce droit en tant que citoyen du monde. Les Ghiwane ont porté haut et fort lhalqa, à ce titre ils ont été créatifs et c'est eux qui ont concrétisé la notion de marocanité ancrée dans la modernité. Le livre présente une vingtaine de chansons des Ghiwane traduites en français, espagnol et anglais. On a donc les quatre versions arabe, français, espagnol et anglais. On sait par ailleurs le rapport intime entre les Ghiwan et le patrimoine du Mejdoub dont les quatrains sont un phénomène constitutif de notre mémoire collective.