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Entretien avec Mme Naima Chikhaoui, Anthropologue à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Rabat
Des assisses féministes pour une réalité des femmes après-Constituon digne et fondée sur l'égalité de genre
Publié dans L'opinion le 12 - 05 - 2012

Pourquoi un retour sur le positionnement du mouvement féministe au Maroc ?
Mme Naima Chikhaoui : Il ne s'agit pas de revenir sur la dynamique du tissu associatif, sachant que le mouvement féministe milite depuis des années pour l'instauration de l'égalité de droit mais aussi l'égalité de fait et non seulement formelle. Le mouvement féministe a jugé opportun, à la base de l'initiative de l'Association Marocaine pour la Protection des Droits des Femmes (AMDF), de s'arrêter et de réfléchir sur les nouvelles orientations stratégiques à prendre, à la base d'une clarification autour du référentiel du travail, souvent repris par des parties sans grande conviction et pour des raisons souvent politiciennes ou d'agenda politique. La nécessité d'ouvrir le débat avec les associations impliquées dans ce processus de lutte, est induite par les grands bouleversements qui ont touché le monde arabe, qualifiés par le printemps des révolutions. Si les peuples aspirent au changement, l'égalité entre les citoyens et les citoyennes et la lutte contre les discriminations sexistes mais aussi sociales dans nos sociétés font également partie des principales revendications. Plus d'équité, plus d'égalité en matière de droits fondamentaux mais aussi en matière d'égalité des faits entre les hommes et les femmes. La reconnaissance de cette égalité non en termes de complémentarité –la complémentarité étant un choix personnel entre deux personnes égales en droits et en liberté de choix- entre les hommes et les femmes mais en termes d'égalité entre les hommes et les femmes. Des situations qui, vécues au quotidien sont à même de mettre un terme aux stéréotypes et aux conditions ségrégationnistes. Ce qui devrait permettre, grâce aux lois et à des politiques publiques, sensibles à cette égalité de genre, un changement en profondeur au niveau de toutes les sphères de la vie. Outre le grand mouvement du printemps de la révolution, l'état des lieux établi par les féministes se base sur une inquiétude lucide quant aux menaces des acquis et aux éventuels obstacles susceptibles d'obstruer les chantiers déjà initiés pour d'autres droits non encore conquis. Ces assisses des féministes marocaines tenues, sont notamment stimulées par l'adoption de la nouvelle Constitution, qui par ailleurs reconnait l'égalité de genre de façon explicite. D'où la nécessité de s'impliquer très tôt pour un suivi propositionnel à propos de son applicabilité, particulièrement à ce stade de l'élaboration de différentes lois organiques.
Comment qualifier
un mouvement féministe ?
Le mouvement féministe prend cette appellation à partir de son référentiel de travail et de ses actions. Il se base sur les revendications des femmes dans un Etat de droit et démocratique, un Etat qui a fait le choix d'être une société moderne, se traduisant par des réformes juridiques sur la base d'un droit positif, la participation et l'implication des femmes dans le domaine politique, dans la gestion de la chose publique, dans l'accessibilité aux droits fondamentaux, en lien avec les besoins pratiques en terme de santé, d'emploi… se rapportant à la personne humaine mais aussi en lien avec le droit à la dignité et à l'accessibilité au partage des pouvoirs et des ressources de façon égale et démocratique et dans toutes les sphères. Pour ce qui est du positionnement féministe, toute association qui se reconnait dans ce référentiel peut être qualifiée de féministe. Et quand on dit féministe, on parle d'une pensée féministe, de la vision et de la conception des choses, mais surtout d'un type de projet de société fondamental et c'est ce qui fait la différence. Le Maroc, l'Egypte, le Liban et la Syrie ont connu le mouvement féministe à partir des années 20. Le féminisme est lié à la pensée et à la pratique. Il n'est pas question ici seulement de modernisation de la vie, d'utilisation des nouvelles technologies ou d'habiter dans des buildings. La modernité est tout d'abord un état d'esprit, et c'est surtout une reconnaissance de la personne et de ses droit, suivie d'une application des idéaux et des valeurs égalitaires et de droits humains, indicateurs probants de la démocratie. Malheureusement il y a encore confusion entre la modernisation et la modernité. La modernité est souvent un concept ou "nationalisé" selon certains référentiels antagonistes ou il est instrumentalisé, dévidé de sa portée humaniste et surtout égalitaire quant aux rapports entre les hommes et les femmes, et ce, au nom, par exemple, d'une certaine notion de l'équité, importante, mais devant être complémentaire à l'égalité de genre.
L'idée de ces assises
coïncide-t- elle avec l'avènement d'un nouveau gouvernement ?
Ces assises sont discutées depuis fort longtemps. Déjà en 2004, lors de la mise en œuvre du Code de la famille, il y eut toute une discussion interactive autour de l'organisation d'assises de réflexion, d'ouverture de débat pour voir quels sont les autres chantiers où perdurent encore les discriminations mais surtout pour une mobilisation plus structurée encore pour un enracinement de l'égalité de genre au sein de la société. Les revendications du mouvement féministe sont très anciennes, bien avant la réforme constitutionnelle. Tout d'abord, il faut rappeler la revendication permanente, de constitutionnaliser le principe de l'égalité entre les hommes et les femmes, chose faite donc en 2011. Tout un travail a été élaboré en matière d'intégration du principe de l'égalité dans toutes les politiques publiques, d'harmonisation des lois nationales avec les conventions internationales, sur la réforme de toutes les lois où persistent des discriminations, entre autres, le Code Pénal, avec une réflexion sur l'initiation d'une loi cadre, une loi positive sur la violence fondée sur le genre. Le traitement de problématiques qui semblent épineuses comme le droit à l'héritage égal, le droit à la propriété des "Soulaliyates", des questions relatives à la notion de la "zina" ou au viol conjugal qui ne sont plus à occulter dans le code pénal. Ce sont des réalités que le gouvernement devrait aborder de façon responsable, des chantiers où il devrait s'impliquer d'une manière ou d'une autre. Il n'a pas le choix, c'est la voix de la société qui évolue, faut-il trouver la voie adéquate pour y répondre.
Que pouvez-vous dire à propos des contenus débattus lors de ces assises
du féminisme?
Les assises enregistrent trois points forts. Le premier est d'ouvrir un débat tout d'abord public, à la base de la présentation de quatre papiers complémentaires. Le premier sur le féminisme et le changement social, le deuxième sur les libertés publiques et le féminisme, le troisième a porté sur les rapports entre la modernité et le féminisme et le dernier sur les référentiels du mouvement féministe. L'objectif était de présenter une base pour ouvrir un débat serein sur le rendement d'un mouvement activiste qui appelle aux changements sociaux et qui contribue à la démocratisation du Maroc.
Le deuxième point fort était le fait de convier des femmes féministes ou activistes associatives ou simplement tout activiste de terrain en ébullition récente lors des révoltes de la rue, qui ont participé aux événements du printemps arabe. A savoir la Tunisie, l'Algérie laquelle est passée par une période très critique se rapportant à des projets de société à la base de problématiques liées à la charia et à la religion en 1992, le Yémen témoin d'une révolution avec ses hommes et ses femmes mais où, la mixité d'une rue en pleine révolution, fut exploitée pour intimider les femmes et les inciter à regagner leur espace dit "naturel" la maison. Les femmes sont toujours menacées, elles sont otages d'une tradition patriarcale qui, malgré leur combat et leur implication aux côtés des hommes, sont toujours le bouc émissaire. Avec l'indépendance du Yémen, de l'Algérie et du Maroc, les femmes qui étaient résistantes se sont trouvées reléguées, contraintes à revenir au point de départ, sans aucune reconnaissance, même pas historique, et sans une réelle implication égale et légitime dans la gestion des choses publiques.
La rencontre a permis également l'échange de bonnes pratiques, afin de faire face à ces menaces d'occultations permanentes du labeur des femmes et au bafouement du droit d'être des citoyennes à part entière. Cherchant la meilleure façon de lutter et de faire aboutir un projet de société où l'égalité de genre est principe et norme d'action politique, un débat autour d'une mobilisation non classique mais utilisant aussi les nouvelles technologies, surtout à travers une jeunesse innovante, saisissant le pouvoir de l'information via les réseaux sociaux virtuels, ce qui a été des plus fructueux.
A ce propos, quelle déduction
faites-vous des aspirations des jeunes filles et garçons ?
On se rend compte et les assises l'ont démontré, que les jeunes ne veulent pas d'une société conservatrice mais d'une société démocratique où règne l'égalité et les droits humains, dans le respect de la religion, plutôt à un niveau individuel, car, très peu de jeunes en font une affaire de chose politique. Ils sont attentifs au décalage entre les discours politiques et l'application, très sensibles aux questions de la justice sociale et de façon réfléchie, très attachés à leurs temps et leurs goûts et pratiques versés dans la modernité et se positionnent surtout comme des individus et des personnes tout d'abord et ceci est un indicateur d'une modernité, qui même si elle n'st pas dite, elle est vécue. D'ailleurs, le nouveau gouvernement devrait être à l'écoute de ces messages des jeunes, au lieu de rester prisonnier d'une certaine vision, qui reste souvent idéologique et presque déconnectée quant aux réalités sociales et à la quotidienneté.
Dans ce cas quel est le rôle
du mouvement féministe face
à ces aspirations des jeunes?
Le mouvement féministe adhère à ce projet d'Etat de droits, d'égalité et d'équité de genre, partagé par les jeunes, souvent exprimé dans leur propre langage. Il est surtout convaincu que sans démocratie, les femmes ne peuvent aspirer à une justice sociale mais sans égalité de genre, elles restent amputées de leur dignité et de leurs pleins droits humains fondamentaux qui ne tolèrent pas les discriminations sexistes. Le mouvement féministe porte cette idéologie au fondement de ce projet, transnationale d'ailleurs, car il s'agit d'un projet internationalement reconnu et légitimé au niveau du doit international et par l'histoire des luttes humaines et politiques. Les exemples de son implication dans ce processus de démocratisation de notre pays sont palpables. Mené depuis 1946, de façon progressive, l'implication du mouvement féministe est plus soutenue à partir des années 90, puis lors de la réforme de la moudawana en 2004. Le Code de la famille a marqué une rupture dans la façon de voir la famille et il est entrain de contribuer au changement des mentalités. Le fait de légitimer juridiquement l'instauration des rapports sociaux plus égaux entre les hommes et les femmes, de parler d'égalité de genre et de statuts sociaux à valeurs égale, c'est une manière d'aller vers un droit positif, de généraliser le privé lui-même qualifié aujourd'hui de politique et d'en faire un espace de politiques publiques. Le mouvement féministe est actif, il œuvre pour les droits humains, lutte contre toutes les formes de discriminations et parie sur la diffusion de la culture de l'égalité de genre en vue du changement profond des mentalités, en faveur d'un projet de société moderne où les opportunités d'épanouissement sont égales pour les hommes et les femmes.
Quels sont les sujets d'actualité
de mobilisation du mouvement
féministe ?
Il y a un attentisme par rapport à des réformes en profondeur, des questions se rapportant aux mères célibataires, aux lois relatives au viol dont celui conjugal, à l'héritage et aux droits socio-économiques en général, au travail des employées de maison, des dossiers, qui semblent pour le moment gelées par le Ministère à charge. Une vision qu'il devrait éclaircir par rapport aux thématiques liées à l'égalité de genre, aux politiques publiques de base à assoir sur le principe-action de l'égalité et de l'équité de genre.
Relever les défis ne devrait brusquer ni les mouvements réformistes
ni les mouvements conservateurs ?
La question est de savoir dans quel type de société devrons-nous être ou vers laquelle aspirons-nous nous orienter? Dans une société conservatrice qui, sociologiquement ne tient plus la route et est en déphasage par rapport à un monde mondialisé, ou, dans une société pleinement moderne, en phase de son temps mais tout aussi œuvrant pour être singulière et à personnalité propre. Il s'avère qu'il est très difficile de dire qu'on est dans une société conservatrice à cause des résistances, le mouvement vers le nouveau fait donc appel à une résistance qui se meurt.
Le mouvement de la société va plutôt vers une société moderne entrainée dans ce processus, déclenché depuis plusieurs années. Le problème est de savoir pourquoi on est incapable encore de réaliser une transition moderne respectueuse de ses legs, ayant tranché un choix quant à la place du religieux dans la vie des gens, dans leurs rapports sociaux, ce qui est différent, car les rapports sociaux, c'est une question politique par excellence. Le débat actuel tourne autour de ce projet de société qui reste ambigu et qui porte à confusion. Les valeurs véhiculées dans les discours politiques, dans l'esprit même de la Constitution, évoluent vers une société moderne. Il est temps de trancher sur la question et de donner enfin l'occasion aux citoyens et citoyennes de faire progresser leur pays et d'apprendre à l'aimer dans l'équilibre et le sentiment de dignité.


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