Alors que les appels se multiplient pour bannir les contenus jugés indécents sur TikTok, le ministre de la Justice se déclare impuissant face au géant chinois. La régulation des réseaux sociaux redevient un enjeu de société. Décryptage. Jamais une application n'a autant fait polémique au Maroc que TikTok qui continue de diviser l'opinion. Synonyme de vulgarité et parfois d'obscénité insupportable, ce réseau social sans filtre éthique suscite de plus en plus de dégoût vu son contenu, outrageux et indigne des valeurs authentiques marocaines, aux yeux de ses détracteurs. Nudité, insultes, querelles infamantes, diffamation, "trash talk", tout est autorisé dans les fameux "lives" dont se distingue ce réseau où tous les coups sont permis. Offusqués, d'aucuns vont jusqu'à y voir un signe de dégénérescence de la société qui reflète à travers TikTok la pire image qui soit, celle de la quête permanente du buzz à tout va quel qu'en soit le prix. Toutefois, en dépit des esclandres, la jeune génération, la génération Z comme on dit, y trouve son compte. Les adolescents en sont si obnubilés qu'ils s'y livrent corps et âme pour se faire une place dans le concours de la notoriété facile. Les gens sont, hélas, prêts aux démonstrations les plus indécentes pour gagner les challenges dégradants mais juteux.
Ouahbi se déclare incompétent Aujourd'hui, le débat prend une dimension nationale. Au Parlement, on en parle si souvent que le gouvernement est régulièrement interpellé par les députés, dont plusieurs appellent à l'interdiction pure et simple de cette application sulfureuse. Les élus ne lâchent pas. Lundi, ils ont pris soin de réinscrire ce sujet à l'ordre du jour de la séance plénière consacrée aux questions orales. Interrogé par la députée du RNI Bahija Simo, qui a plaidé pour une "action urgente" contre les menaces du réseau sur la morale de la Nation, le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, s'est contenté d'un aveu d'impuissance. L'air perplexe, il a reconnu l'énormité du défi en laissant entendre que l'Etat n'a pas les moyens de contrôler tout le flux gigantesque des publications qui circulent quotidiennement sur la plateforme. "Que Dieu ait clémence de notre faiblesse", a-t-il lâché, sur un ton de résignation, rappelant qu'il est difficile de contrôler et faire face aux réseaux sociaux tels que Facebook ou TikTok, qui sont, selon lui, tellement puissants que des pays comme le Maroc n'ont nulle capacité de réguler. "Les décisions se prennent à Washington ou à Pékin", a poursuivi le ministre, connu pour des propos spontanés et sans filtre.
Concernant les appels à l'interdiction, Ouahbi s'est montré clair en disant que cette décision n'appartient pas aux autorités marocaines. "Qui peut tenir tête à Facebook ou à TikTok, ce n'est pas en notre pouvoir", a-t-il reconnu, suscitant des incompréhensions à l'hémicycle. Cet aveu n'a été guère du goût des parlementaires, notamment la députée de l'Istiqlal Fatima Benazza, qui s'est offusquée de la réponse du ministre. Elle a trouvé sidérant que la tutelle fasse part de son incapacité à faire quoi que ce soit face à l'absurdité qui règne sur cette application à tel point de menacer les mœurs nationales. "N'est-il pas possible que le gouvernement s'enhardisse à censurer dans la mesure du possible les contenus impudiques et dégradants sur ces plateformes", s'est-elle demandée, rappelant que les familles se voient dans l'obligation de protéger leurs enfants au sein même de leurs maisons alors qu'autrefois les foyers furent sanctuarisés avant l'apparition d'Internet et des réseaux sociaux.
Vers une meilleure réponse pénale ? Si on ne peut bannir pour réguler, que faire face au contenu dégradant qui ne cesse de gangrener l'esprit de nos jeunes ? L'Etat se voit ainsi appelé à exercer ses prérogatives régaliennes sur le Net. Abdellatif Ouahbi a tenté de rassurer les députés en expliquant que le Ministère public et les autorités compétentes sont engagés afin de traduire les auteurs d'infractions sur les réseaux sociaux devant la Justice. En effet, les actes pénalement répréhensibles tombent sous le coup de la loi dans les réseaux sociaux pour autant que les individus soient responsables de leurs publications. Diffamation, désinformation, atteinte à la vie privée des individus, outrage à la pudeur, autant d'infractions sanctionnées par le Code pénal sur les réseaux sociaux.
Les instruments à disposition de la Justice Or, le volume immense des contenus et des utilisateurs, souvent anonymes, compliquent la tâche aux autorités judiciaires. "Les affaires de sextorsion et de diffamation demeurent les plus courantes", selon une source au Service de lutte contre les crimes liés aux nouvelles technologies, à la DGSN. Selon nos informations, les plateformes peuvent coopérer avec les autorités marocaines lorsqu'il s'agit de poursuites judiciaires grâce aux canaux de communication avec les géants du web. En fait, il y a un système de requête directe avec les applications sociales, qui permet un échange concernant les contenus douteux et susceptibles de constituer des crimes.
Là où se situe le vide juridique Par ailleurs, le vide juridique est plus visible quand il s'agit de protéger le contenu offensant, en particulier, et la régulation des réseaux sociaux, de façon générale, en termes de contrôle du contenu diffusé. Aussi, la régulation du contenu générateur de revenu pécuniaire est-elle l'une des points d'interrogation dans cette "terra nullius". Rappelons, à cet égard, que TikTok est conçue de telle sorte qu'elle fidélise ses utilisateurs par une rémunération alléchante. Plus ils y passent du temps, plus ils y font de lives et récoltent des vues, plus ils y gagnent des pièces monétisables. Le profit varie en fonction des vues tandis que certains gagnent des sommes considérables pour peu qu'ils aient un certain nombre de followers.
Réforme du Code pénal : Un espoir ? Comme l'option du bannissement des réseaux qui posent problème est hors de question, ne serait-ce que pour l'instant, l'espoir réside dans la future réforme du Code pénal que le ministère de tutelle s'apprête à dévoiler bientôt. Le ministre de la Justice a, à plusieurs reprises, fait savoir qu'il compte taper fort sur les réseaux sociaux pour durcir les sanctions. Le prochain Code devrait, selon des indiscrétions de la tutelle, être plus intransigeant sur la manipulation des contenus, notamment les avanies et injures infligées aux personnes sur les commentaires et les publications, ainsi que les actes de désinformation.
Trois questions à Maître Mohammed Tahiri : "La réforme du Code pénal devrait prendre plus en compte les crimes électroniques commis sur les réseaux sociaux" * Les appels à bannir ou mieux censurer TikTok à cause des contenus jugés inappropriés sont de plus en plus nombreux, de quelle marge de manœuvre l'Etat dispose-t-il sur le plan juridique ?
Il faut savoir que le volume des publications sur les réseaux sociaux est très important, rendant presque impossible un contrôle immédiat pour en tirer le contenu approprié et inapproprié. La DGSN et le Ministère public veillent activement à lutter contre les contenus inappropriés diffusés sur ces plateformes afin de maintenir l'ordre. Cependant, ce contenu devient un phénomène préoccupant et suscite une réaction active, principalement lorsqu'il fait l'objet d'un débat public.
Pour lutter contre ces phénomènes, le Maroc s'appuie sur les dispositions du Code pénal. Ce dernier devrait assurer une gestion plus efficiente de ces affaires après sa réforme tant attendue, dans la mesure où il prendra en compte les crimes électroniques commis sur les réseaux sociaux, notamment sur TikTok.
* Comment distinguer entre le contenu indécent et les actes répréhensibles ?
Il est vrai qu'il y a toujours un débat sur ce qui est considéré comme un crime et ce qui ne l'est pas, en particulier concernant les contenus sur les réseaux sociaux. À part quelques cas bien particuliers, je peux vous assurer que les Marocains sont généralement conscients de la légalité et de l'illégalité de leurs comportements sur les réseaux sociaux. Cependant, une fois devant le tribunal, ils tendent souvent à nier cette connaissance.
* Actuellement, les paiements pour le contenu sur TikTok se font directement, sans intermédiaire, et sans que les revenus générés par les utilisateurs concernés soient taxés. Que doit-on faire à ce sujet ?
L'Administration de la douane s'active sur ce dossier pour taxer les revenus importants générés sur ces plateformes. Compte tenu du volume de ces revenus, il est temps de resserrer le contrôle sur leurs sources afin d'assurer, notamment, la qualité du contenu commercialisé sur ces plateformes. En effet, un contenu peut, dans plusieurs cas, tourner en mal pour le diffuseur ainsi que pour le récepteur.
Recueillis par Mina ELKHODARI
Crime électronique : La courbe décolle ! Selon les derniers chiffres de la DGSN, le bilan de 2023 fait état d'une progression de 6% par rapport à l'année précédente. Dans ce sens, le rapport de la DGSN indique que 5969 affaires ont été mises sur la table des enquêteurs, lesquels ont décelé 4070 contenus violents sur Internet. S'agissant du chantage sexuel ou de l'extorsion sexuelle, il y en a eu 508 affaires, soit 18% de plus qu'en 2022. A cet égard, 515 victimes, dont 109 ressortissants étrangers, en ont pâti tandis que 182 personnes impliquées ont été arrêtées.
Dans ces crimes liés aux technologies modernes et à la cyber-extorsion, le nombre de contenus enregistrés a atteint 4.070, alors que celui des mandats internationaux émis contre les utilisateurs s'est établi à 842, contre 752 au cours de l'année dernière.
Dans le cadre de ces affaires, 874 personnes ont été interpellées et déférées devant la justice. Pour ce qui est des affaires de sextorsion, les services de la Sûreté nationale ont enregistré, au cours de cette année, 508 affaires, en hausse de 18% par rapport à l'année précédente, alors que 182 personnes impliquées dans ces actes criminels ayant ciblé 515 victimes, dont 109 étrangers, ont été arrêtées. Réseaux sociaux : Ce que dit la loi pénale Un contenu jugé obscène sur les réseaux sociaux par le public ne saurait être qualifié d'acte répréhensible par la loi que si la Justice le qualifie comme tel. Le Code pénal contient une série d'articles qui s'appliquent également aux actes commis sur le Net, y compris l'outrage à la pudeur publique. L'article 483 dispose que "quiconque, par son état de nudité volontaire ou par l'obscénité de ses gestes ou de ses actes, commet un outrage public à la pudeur est puni de l'emprisonnement d'un mois à deux ans et d'une amende de 120 à 500 dirhams". En l'occurrence, sur TikTok, les contenus et les vidéos dénoncés par le public entrent souvent dans ce cadre.
Aussi, la diffamation et l'injure sont également citées parmi les infractions les plus fréquentes sur les réseaux sociaux. La diffamation est définie par le législateur comme toute allégation ou imputation qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne. De tels actes sont sanctionnés pourvu qu'il y ait des preuves tangibles. Dans le cas d'Internet et des réseaux sociaux, les avocats recommandent souvent la prise des captures d'écran qui documente le contenu offensant qui serait constitutif du point de vue de la victime de l'acte diffamatoire. Il y a également l'injure assimilée à toute "expression outrageante", ou "terme de mépris portant atteinte à la dignité". L'article 85 de la loi n° 88-13 relative à la presse et à l'édition, qui complète le Code pénal, punit d'une amende de 10.000 à 100.000 dirhams la diffamation à l'encontre de particuliers alors que les injures sont punies d'une amende qui varie de 10.000 à 50.000 dirhams.