Selon le rapport de Christian de Boissieu, professeur émérite d'économie monétaire et financière à l'Université de Paris I (Panthéon – Sorbonne) et Senior Fellow au Policy Center for the New South, les banques centrales sont en train de réagir en lançant leurs propres monnaies numériques face à l'essor des cryptomonnaies. L'Afrique n'est pas en reste, bien au contraire. Grilles de lecture. Le débat sur la monnaie virtuelle, numérique ou bitcoin reste toujours d'actualité en Afrique tant il est vrai que l'on assiste à une révolution dans le système de paiement électronique à travers le monde. Bien que tous les pays ni tous les continents ne sont pas logés à la même enseigne, il n'en demeure pas moins que les utilisateurs de ce moyen 4.0 voient leur nombre grossir d'année en année. Tous documents publiés, à ce sujet, sont scrutés à la ligne près. Et quand cela concerne les banques centrales (BC), la question prend une nouvelle dimension. Le rapport de Christian de Boissieu, professeur émérite d'économie monétaire et financière à l'Université de Paris I (Panthéon – Sorbonne) et Senior Fellow au Policy Center for the New South-PCNS (lire l'encadré), est édifiant à plus d'un titre. Intitulée : « Monnaies numériques des banques centrales : où en est-on ? Où va-t-on ? », cette note lève, en la matière, un pan sur le rôle des institutions financières centrales des Etats du monde mais aussi et surtout l'avancée des pays d'Afrique. L'objet recherché par Christian de Boissieu est de faire le point sur la préparation des monnaies numériques des banques centrales (MNBC) par les autorités monétaires, un processus qui concerne tous les pays, émergents, en développement, et plus avancés. Il s'agit aussi d'analyser les conditions et certaines des conséquences (pour les banques, pour l'inclusion financière, pour la conduite de la politique monétaire...) d'une telle innovation financière, en distinguant systématiquement les MNBC de gros et les MNBC de détail. Dans son analyse, le professeur ne va pas par quatre chemins pour relever le progrès accompli par les banques centrales du continent mais aussi l'immense vivier et opportunité que représente l'Afrique dans les années et les décennies à venir. « L'Afrique n'accuse aucun retard dans ce domaine par rapport aux pays avancés, loin de là. En matière de monétique, de digitalisation des paiements, le continent africain est même en avance sur certains pays du Nord », écrit le Senior Fellow du PCNS.
Introduction de nouvelles technologies
Pour l'auteur, la densité de la téléphonie mobile est non seulement la conséquence de l'introduction des nouvelles technologies, elle est aussi la réponse à des défis communs à de nombreux pays africains. En sautant l'étape du chèque, les pays africains ont plus que rattrapé un retard qu'ils accusaient il y a encore dix ans en matière de monétique, peut-on lire dans ce rapport.
Chiffres à l'appui, Christian de Boissieu souligne que d'après les données de Cine Lawson, ministre de l'Economie numérique et de la transformation digitale du Togo, le taux de pénétration du mobile dans son pays est passé de 41% en 2011 à 78% en 2021. Cette tendance est perceptible dans tous les Etats du continent. Ce qui fait dire au rédacteur du rapport, que les responsables africains attendent beaucoup de la MNBC dont le premier élément consiste à contrer l'influence, jugée souvent excessive, des cryptomonnaies comme y insiste, par exemple, la Banque centrale du Nigeria. Le deuxième objectif concerne plus d'inclusion financière, dans des pays où souvent 50% de la population n'est pas bancarisée. Tel dans la zone du franc CFA où en 2022, près de 52% de la population ne possédait pas de compte bancaire. Quant au troisième élément, le document parle d'une stimulation pour les transferts internationaux de devises, grâce à la réduction des délais de tels transferts et à la baisse des coûts de transaction concernés. A ce sujet, le Nigeria et le Ghana sont les plus avancés pour le lancement respectif de l'e-naira et l'e-celi sur le contient, relève le document. Le Maroc n'est pas en reste puisqu'en 2021, le Royaume a mis en place un Comité chargé d'évaluer les coûts et avantages d'une MNBC alors que l'Egypte a lancé en 2022 une étude pour l'e-EGP. Du côté de la BCEAO et de la BEAC, une démarche identique a été adoptée. En d'autres termes et sur la MNBC, les pays africains convergent, avec peu de décalages dans le temps, vers une approche prudente, graduelle, et pragmatique. Ce faisant, ils rejoignent la problématique largement partagée dans le monde, explique Christian de Boissieu.
Réduction de coûts
Cependant, l'auteur est formel. Pour lui, la MNBC ne va, par elle-même, corriger les inégalités de revenus ou de patrimoine, ou pallier le manque d'information et d'éducation financières. Il prend l'exemple de l'Indonésie, pays dans lequel seulement 7 millions sur près de 280 millions d'habitants investissent en bourse. N.Bilotta2, cette roupie digitale, faciliterait l'inclusion financière, en réduisant les coûts de transaction, notamment sur les capitaux des Indonésiens émigrés et transférés vers leur pays d'origine. Elle permet, également, de diminuer les coûts d'identification (en comparaison avec des coûts d'intermédiation bancaire) pour ceux désireux d'effectuer des paiements et règlements, et en facilitant l'éducation financière. « Là aussi, le vécu de l'Afrique peut aider à tenter des projections pour le reste du monde. Sur le continent africain, la monnaie digitale privée, malgré sa dimension technocratique, n'a pas accru la fracture sociale. Elle aurait même plutôt favorisé l'inclusion financière y compris en milieu rural », soutient le rapport. Il reste à savoir si le cas de l'Afrique est généralisable, s'interroge notre interlocuteur. Dans sa conclusion, le rapport estime que la MNBC de détail va se substituer partiellement au cash accentuant la tendance à la baisse de la part du cash dans le total des moyens de paiement. D'ailleurs, Covid-19 avait déjà accélèré le rythme de substitution. Mais avec les monnaies publiques digitales, il s'agit d'un mouvement sans conteste structurel et plus intense. Pour ce qui est de la politique monétaire, l'expert pense qu'il va falloir regarder de plus près l'impact des MNBC sur la vitesse de circulation de la monnaie (accélération due au digital), mais aussi sur les relations entre banques centrales et banques dites de second rang sans oublier les conditions de la création monétaire par ces dernières. Tout un chantier à suivre.
Wolondouka SIDIBE Bon à savoir Professeur émérite d'économie monétaire et financière à l'Université de Paris I (Panthéon – Sorbonne) et Senior Fellow au Policy Center for the New South, Christian de Boissieu a, dans le passé, enseigné au Collège d'Europe (Bruges) et à Sciences Po Paris. Il est membre de l'Académie des technologies (France) et de l'Académie royale de Belgique. Il est vice-président du « Cercle des économistes ». Ancien consultant auprès de la Banque mondiale, de la Commission européenne et du Parlement européen, il est président d'honneur de l'Association française de finance. De 2011 à 2019, il a été membre du Board de la SEC (Autorité des Marchés Financiers AMF). Le professeur de Boissieu a été président du Conseil des conseillers économiques qui conseille le Premier ministre français (2003-2012). Il a également conseillé plusieurs gouvernements étrangers. Par exemple, il a dirigé plusieurs missions du programme TACIS en Russie pendant la période de transition. Depuis 1984, il a beaucoup travaillé dans et sur les pays nord-africains et subsahariens. Il est commandeur de la Légion d'honneur et a reçu des distinctions de pays dont le Royaume-Uni, l'Allemagne, l'Italie et le Maroc.