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Interview avec Rita Al Khayat : Pour créer, le cinéaste a besoin de la liberté intérieure
Publié dans L'opinion le 10 - 08 - 2022

Le verdict de la Commission d'aide à la production cinématographique a suscité, comme à chaque année depuis sa création aux débuts des années 80, des remous sur sa composition, ses membres et ses méthodes de travail. Pour faire le point, Rita Al Khayat, présidente à plusieurs reprises de la commission, dont celle de 2022, répond sur le fond du débat.
- Le Fonds de soutien à la production cinématographique a favorisé, depuis sa création dans les années 80, la production de dizaines de longs et de courts métrages. A l'heure des bilans, quels titres peut-on retenir pour écrire l'Histoire du cinéma marocain, quels titres font autorité dans la cinématographie maghrébine, africaine et mondiale ?
- La production nationale est en constante augmentation, ce qui est très encourageant ; le Maroc produit plus de films que l'Egypte qui a été un géant du cinéma arabe et même mondial puisque ce pays était le 2ème pays producteur de films après le cinéma des Etats-Unis, dans les années cinquante du siècle passé..
Si les cinéastes marocains n'ont jamais eu de très grandes consécrations internationales, ils en ont été très proches en étant présents dans les plus grands festivals de cinéma du monde, à Cannes, à Venise et à Berlin. Les plus célébrés par ces festivals sont Ahmed El Maanouni, Ismaïl Ferroukhi et Nabil Ayouch ; d'autre part, il y a nombre de films qui sont désormais des classiques, comme ceux de Reggab, Bouanani, Ferhati, etc., et je serais absolument navrée d'en avoir omis...
On peut dire, sans grand risque d'erreur, que la qualité du cinéma s'améliorera constamment avec la découverte de nouveaux talents et peut-être de génies du cinéma national. Un réalisateur et un scénariste ne peuvent offrir des oeuvres de grande qualité qu'à condition de bénéficier d'une très grande ouverture d'esprit, d'une large culture artistique de tous les types, en littérature, musique, peinture, etc., d'une liberté intérieure, sans quoi les films ne peuvent être qu'une copie de la réalité et donc souffriraient du manque de tout ce que peuvent apporter la métaphore, le symbolisme et le monde imaginaire des auteurs et créateurs.
- A partir de 2003 a été instituée l'avance sur recettes avant et après production, ainsi qu'une prime à la qualité aux films long et court métrage ayant bénéficié d'une avance sur recettes avant production. Les productions nationales qui tiennent rarement l'affiche au-delà d'une quinzaine de jours et ne drainent ainsi que peu les spectateurs, ont-elles été en mesure de rembourser ces avances sur recettes octroyées par les commissions d'aide chargées de statuer sur l'octroi des avances et autres primes ?
- La réponse est assez simple : très peu de films peuvent rembourser les avances sur recettes, étant donné le nombre de plus en plus restreint de salles de projection, la quantité de spectateurs diminuant sans cesse, et au vu des problèmes de distribution et de publicité accordées aux films. Il m'est arrivé de constater au cinéma Lynx de Casablanca, avant sa fermeture, qu'à la séance du soir il y avait un seul spectateur ; au Lutetia, en juin 2022, nous étions 6 spectateurs dans la séance de l'après-midi dans cette salle magnifiquement refaite et restaurée. Le cinéma se bat, par ailleurs, contre les autres moyens de diffusion des films, plateformes, piratage des films, DVD, Internet, Smartphones, etc.
Le ministre de la Culture a le projet, en cours de réalisation, de revaloriser 150 salles au Maroc pour encourager le cinéma de proximité et susciter l'intérêt des spectateurs de tous âges...
Des films documentaires du Tunisien Amine Boukhriss avec « Hala cinéma » présenté au festival de Dakhla en juin 2022 et le dernier long métrage de Hakim Belabès, « Kane itihoulahyout », projeté, en juillet 2022, en avant-première à Casablanca, se focalisent sur ces salles de cinéma abandonnées, croulantes, défigurées car délaissées depuis des lustres : une grande partie de salles de cinéma au Maghreb ont été détruites pour être remplacées par des projets immobiliers... Le « Vox » de Casablanca, chef d'oeuvre de l'architecte Marius Boyer, a été détruit dans les années 1970 : c'était le plus grand cinéma d'Afrique !!
- Pour rester avec les protestations que suscitent le fonds d'aide à la production, en 2015, une pétition avait circulé sur internet, initiée par de jeunes cinéastes, dénonçant la médiocrité des productions soutenues et appelant au soutien des jeunes cinéastes. La pétition affirmait que les dispositifs actuels ne profitent qu'à une minorité.
Cette pétition est intéressante en elle-même d'abord parce qu'elle exprimait ce vivier de jeunes cinéastes, vivier dans lequel, évidemment, peuvent apparaître des personnalités très talentueuses. Effectivement, ce sont les cinéastes jeunes et encore inconnus qui doivent faire des films amenant de nouveaux talents tant dans les scénarios que les réalisateurs, que les acteurs, musiciens de films, etc. Et d'ailleurs, à chaque nouvelle génération de créateurs, il y a production de nouveautés teintées d'un nouveau souffle, d'une nouvelle vue de l'art et du monde, à moins d'être Ken Loach qui a eu une palme d'or à Cannes à 84 ans, avec le magistral « Moi, Daniel Blake »...
La pétition affirmait que les dispositifs actuels ne profitent qu'à une minorité.
C'est peut-être une réalité, mais, à mon humble avis, toute création a le droit d'exister ; c'était, en 2015, une lutte entre deux catégories d'âge de cinéastes : en fait, il faut leur laisser le champ libre à tous pour qu'ils créent. Ce que nous espérons c'est qu'ils fassent de bons, d'excellents ou d'extraordinaires films, pour nous spectateurs et cinéphiles. Ce qui départage les créateurs entre eux, c'est la force, la valeur et l'importance de leurs réalisations. Le reste, c'est de la littérature, selon la formule ironique...
J'insiste sur le fait que des très jeunes réalisateurs sont très importants en ce sens qu'ils peuvent exprimer très rapidement dans leur vie un très grand talent, comme Xavier Dolan, ce Canadien qui a réalisé à 20 ans, seulement, un film mondialement très remarqué... les cinéastes plus âgés ou âgés veulent continuer à faire des films, ce qui est l'activité et la passion de toute leur vie : doit-on pour autant les condamner à la retraite ?
- Présidente du jury de cette année, vous l'avez été, déjà et à plusieurs reprises, par le passé. A chaque session, les cinéastes qui n'ont rien obtenu réagissent et dénoncent la composition du jury, le fonctionnement de la commission. Cette année n'a pas dérogé à la règle. Quels arguments le CCM peut-il leur opposer sur la composition du jury et en particulier la commission elle-même ?
- Le choix des membres de la commission est fait de la façon la plus consciencieuse possible ; actuellement, elle est composée de onze membres et une fois nommée, par le ministre de la Culture, la commission du fonds d'aide pour le cinéma est souveraine. On peut dire, sans grands risques d'erreur, que, comme dans tout groupe de travail, la commission met en présence des personnalités diverses venues de bords différents, ce qui peut donner lieu à des frictions ou à des mésententes.
A part la composition de la commission et la personnalité du (ou de la) président (e), la quantité extrêmement importante des projets requérant l'aide matérielle rend impossible la satisfaction de tous les réalisateurs (trices). Ce qui, humainement, provoque des frustrations. Le/la président (e) devient le bouc émissaire de cette frustration...
- En 2022, un des reproches faits à la commission est d'inviter les réalisateurs à présenter les oeuvres mais fait l'impasse sur les scénaristes et les producteurs ? Quels arguments peut-on opposer à cette approche ? La décision relève-t-elle du jury ou est-elle contenue dans les textes qui encadrent la commission d'aide ?
- Vous savez, personne n'est parfait, comme dans la dernière célèbre réplique du film « Certains l'aiment chaud » ! de Billy Wilder, « Nobody is perfect ! ».
Pour revenir aux choses sérieuses, c'est sur mon initiative, en tant que présidente de la commission en 2011, que les scénarios ont commencé à être signés, ce qui a professionnalisé l'apport des scénaristes : dans l'annonce des résultats des travaux de la commission, j'avais demandé que le nom des scénaristes soit divulgué dans le communiqué de presse, à l'instar de celui des réalisateurs.
Pour les scénarios, il est plus intéressant d'écouter le réalisateur dans son projet et les formes et fonds qu'il a l'intention de donner à son film, car c'est la deuxième étape après l'écriture de scénario qui, d'ailleurs, doit se faire par le réalisateur lui-même ou par collaboration avec un scénariste ; quant au producteur, il est aussi intéressant de faire l'entretien avec lui car il précise tous les points du budget du film et ils sont innombrables. A cette session de juillet 2022, pas moins de 114 producteurs et réalisateurs ont été interviewés, ce qui est très lourd si on écoute vraiment et interagit en profondeur avec les deux catégories, producteurs et réalisateurs. Le scénariste ne fera que faire des redondances croisées avec le réalisateur qui a déjà très largement travaillé le scénario avant de se présenter à la commission...
Propos recueillis
par Abdallah BENSMAIN


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