Il y a deux manières d'interpréter la victoire (56% des suffrages exprimés) de Dilma Rousseff, 62 ans, à l'élection présidentielle brésilienne du 31 octobre. L'une, lucide, est d'y voir le triomphe… du président sortant Lula qui, par Dilma interposée, remporte haut la main le troisième mandat que la Constitution ne lui permet pas de briguer avant quatre ans. C'est en effet Lula qui a choisi et intronisé Dilma, qui a mené sa campagne électorale après avoir fait de cette femme qui n'a jamais connu l'épreuve des urnes un ministre des Mines et de l'énergie et son «chef de la maison civile», c'est-à-dire son premier ministre officieux. C'est encore Lula qui a mis sa formidable popularité - 82% d'opinions favorables après deux mandats !- à son service pour que son élue, une technocrate compétente mais peu charismatique, devienne celle du Brésil tout entier. L'autre interprétation est plus euphorisante pour la démocratie, les féministes et la gauche en ces temps où, de l'Europe aux Etats-Unis, cette dernière est presque partout mise à mal par l'extrême droite et/ou les populistes : c'est une success story où la huitième puissance industrielle du monde est présidée pour la première fois de son histoire par une femme. Et pas n'importe laquelle. L'itinéraire politique de Dilma constitue un curriculum de choix dans un pays dont la croissance et les succès économiques font parfois oublier qu'il demeure aussi très inégalitaire. Success story d'une ex-guerrillera Energique, efficace, cette fille d'un riche entrepreneur en bâtiment, qui a vaincu un cancer du système lymphatique qu'elle avait annoncé publiquement, fut une militante radicale contre la dictature militaire qui prit le pouvoir au Brésil en 1964. Cet activisme valut à l'ex-guerrillera d'être torturée et de faire trois ans de prison. Bref, le contraire d'une femme dont le seul talent serait d'avoir été là où il fallait au bon moment (quand Lula se cherchait un successeur!). La réalité, c'est que ces deux interprétations ne sont pas contradictoires. Du coup, la première tâche de Dilma va être d'exister, de se démarquer de son mentor tout en poursuivant sa politique. Car on ne change pas une politique qui gagne : une gestion macro-économique orthodoxe et prévisible couplée avec la mise en œuvre d'une assistance sociale massive ciblant les plus pauvres et qui a permis à vingt millions de Brésiliens de sortir de la misère. Car Lula, le président sortant, n'a pas pris aux riches pour donner aux pauvres. Et il s'en amuse, affirmant que «jamais» le secteur financier n'a fait «autant de profits» que sous son mandat ! Toute la question est donc de savoir ce que fera Dilma dans deux domaines fondamentaux : la politique économique et la politique étrangère. Car si le poids d'un Brésil, puissance émergente, n'est pas tout à fait aussi important que le donnent à penser les succès de Lula, l'influence de ce pays-continent de près de 200 millions d'habitants pèse désormais sur les agendas internationaux dans plusieurs domaines: énergie, marchés agricoles, changement climatique, régulation économique globale... Sans parler de sa diplomatie qui a montré, lors de la négociation nucléaire avec l'Iran de Mahmoud Ahmadinejad, qu'elle pouvait prendre des initiatives aussi audacieuses que contestées ! Loin des folies de Chavez La personnalité d'une Dilma autoritaire et ancrée jusqu'ici très à gauche va-t-elle l'amener à rompre avec la politique macro-économique de Lula basée sur l'ouverture commerciale et financière, accueillante pour les investissements étrangers et favorable au marché et aux entreprises privées? Ses premières déclarations laissent penser que son pragmatisme lui dicte de s'inscrire dans la continuité. Elle ne devrait donc pas se lancer dans les folies économiques du président Chavez qui ont mis l'économie du Venezuela à genoux. Certes Dilma a insisté sur sa volonté de «toujours privilégier» les politiques sociales. Il n'y a pas le choix dans un pays où le récent scrutin a montré un clivage géographique net entre pauvres et riches. Dilma a ainsi obtenu des scores impressionnants (70 à 78% des suffrages) dans les Etats du Nordeste, les plus pauvres et ceux qui ont le plus profité des mesures sociales de Lula. De son côté, l'opposition sociale démocrate s'est imposée dans l'Etat de Sao Paulo, véritable locomotive du pays et les riches Etats du Sud. Mais si la nouvelle présidente entend maintenir les grands programmes sociaux en utilisant une partie de la rente qui sera générée par les nouvelles découvertes d'hydrocarbures, elle a aussi assuré qu'elle combattrait le déficit public, travaillerait étroitement avec les entreprises privées, lancerait une réforme fiscale et favoriserait les exportations. Où ira la diplomatie brésilienne ? Reste l'autre grande question : la politique extérieure. Professeur à Sciences Po Paris et président du Conseil consultatif de European Union-Brasil, Alfredo Valladao estime que «l'émergence d'un Brésil disposé à assumer des responsabilités dans la lourde gestion du système international satisfait plutôt les Occidentaux qui, face à la crise économique et financière, doivent pouvoir partager cette charge avec des alliés, surtout si ils sont comme le Brésil de culture occidentale, démocratique et avocat convaincu du multilatéralisme dans les institutions internationales». Pour autant, les choses paraissent incertaines. On ne sait en effet où va, et où ira, le géant brésilien. Car il donne d'un côté des preuves de sa volonté d'être un acteur international responsable mais de l'autre son aventure avec Ahmadinejad et ses ambiguïtés sur les questions de Droits de l'Homme laissent perplexe. «Le Brésil, résume Alfredo Valladao, va-t-il suivre la Chine ou d'autres gouvernements autoritaires qui soutiennent le multilatéralisme et le droit international lorsqu'ils en tirent profit, mais refusent toute responsabilité dans le maintien d'un système global dont ils tirent par ailleurs tous les avantages? Ou fera-t-il partie des grandes démocraties occidentales en défendant à la fois ses intérêts propres et les valeurs essentielles des droits de l'Homme et de la légalité internationale ?». C'est un défi pour Dilma Rousseff. Et peut-être la seule vraie inconnue. Avec celle de l'avenir de Lula. A 65 ans, le président sortant n'a aucune envie de prendre sa retraite et la Constitution l'autorise en effet à se représenter dans quatre ans...