‘La sortie de l'ombre des jihadistes de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL, ou Daech en arabe) et leur annonce de l'établissement d'un « califat islamique », chef autoproclamé de tout le monde musulman, continuent à être diversement commentées. A travers cet entretien, le spécialiste des mouvements islamistes, Abdellah Rami, analyse en profondeur l'émergence de ce mystérieux mouvement, ses forces, ses faiblesses, sa dangerosité…' L'observateur du maroc : Vous qui suivez depuis longtemps l'évolution des mouvements islamistes, l'annonce par Daech de l'établissement du califat vous surprend- elle ? Abdellah Rami : Sur la base d'un suivi rigoureux et rapproché du jihad mondial, on peut conclure que l'annonce du califat par Daech était prévisible, surtout après sa domination sur une large aire géographique et son accaparement de sources de financement. Son assaut sur Al-Moussel en Irak et la couverture médiatique qui l'a suivi a permis à Daech de changer son fusil d'épaule. Il ne veut plus seulement établir un émirat et donc un Etat propre à lui, mais a décidé de ressusciter le système califal. Le tout avec la ferme volonté de trancher le conflit opposant les jihadistes du monde au sujet du centre du pouvoir. Daech tente par tous les moyens de tirer le tapis sous les pieds d'Al-Qaïda. Cette manoeuvre dépasse le mouvement jihadiste et concerne aussi l'islamisme politique d'une manière globale et dont l'objectif suprême était justement le rétablissement du système califal. J'entends par là, les Frères musulmans et tous ceux qui gravitent autour de ce mouvement. Daech ne serait-il, après tout, qu'une tempête dans un verre d'eau, comme arguent certains responsables politiques et certains analystes ou faudraitil le prendre au sérieux ? Il nous faut d'abord reconnaître que Daech, au même titre que le front Al-Nosra ainsi que les autres factions jihadistes en Syrie et en Irak constituent, sur le fond, une carte géopolitique. Tous les pays impliqués dans le conflit dans la région ont contribué à la genèse de cet ogre. Ils ont créé une sorte de Frankenstein qui devait, à la base, leur permettre la réalisation de certains objectifs géostratégiques. D'ailleurs, le fait de pactiser avec le diable est devenu habituel depuis les débuts du jihad en Afghanistan. Tout cela ne signifie pas que Daech est un mouvement virtuel ou une coquille vide. C'est au contraire une force bien réelle qui a son propre agenda. Ce mouvement était certes confiné en Irak, mais les revirements survenus en Syrie lui ont permis de s'étendre en terre syrienne en un temps record. Ce faisant, il a absorbé des groupuscules armés et a même pu prendre le contrôle de puits de pétrole, avec l'appui d'Al-Nosra et la bénédiction de jihadistes du monde entier. Toutefois, quand les pays impliqués dans la région vont s'entendre, il deviendra facile de le démanteler. Sa faiblesse réside dans son manque d'enracinement territorial. En outre, ce mouvement est constitué à 80% de combattants étrangers, ce qui est loin de lui être avantageux. Quoi qu'il en soit, il serait possible de démanteler et donc d'affaiblir Daech, mais pas de l'éradiquer. Ce mouvement pourrait tirer sa force de l'appui qu'il reçoit des courants jihadistes du monde entier et se retourner contre certains pays qui le soutiennent en frappant dans tous les sens. Nous devons avoir présent à l'esprit les leçons que nous a appris de l'histoire d'Al-Qaïda. Le vrai danger réside dans l'impact que pourrait avoir Daech, via le web, sur ses sympathisants à travers le monde, surtout les jeunes, et dont il sera difficile de mesurer l'étendue. Est-ce que Daech dispose de moyens humains et matériels suffisants pour présenter un réel danger ? Daech est à l'heure actuelle la plus forte organisation armée du jihadisme mondial. Elle supplante Al-Qaïda qui est en décrépitude. Il est une réalité en terres syrienne et irakienne et dispose d'une armée qui lui a permis de prendre le contrôle de puits de pétrole, de s'approprier des dépôts d'armes et de mettre la main sur des banques où étaient déposés des milliards de dollars. En plus, le mouvement bénéficie de publicité gratuite de la part des médias. D'où d'ailleurs son pouvoir de séduction envers une jeunesse salafiste frustrée et désespérée. Du reste, son agenda est supranational. Tous ces éléments confirment le haut degré de sa dangerosité qui grandit à cause des troubles géostratégiques. Certaines sources estiment à 1500 le nombre de combattants marocains que compte Daech, auriez-vous des précisions à ce sujet? En vérité, personne aujourd'hui ne peut avancer un quelconque chiffre précis sur le nombre de Marocains engagés pour le jihad en Irak et en Syrie. L'estimation « officielle » avancée est relative au nombre probable d'adhérents au Mouvement marocain Cham Al Islam et au Front Al-Nosra. J'insiste, il n'existe aucun chiffre concernant les Marocains de Daech. A mon avis, ce chiffre de 1500 est très minimaliste. Surtout qu'il faut prendre en compte les Marocains de l'étranger qui se comptent par centaines au sein de ce mouvement. Où réside la véritable force de ce « mouvement » ? En plus de la solidarité qui le caractérise, Daech tire sa force de l'engagement des combattants étrangers. Ces derniers sont très motivés pour les opérations suicide et pour les meurtres. Leur capacité à vulgariser la mort, à semer la terreur et la domination sans partage a contribué au succès de leur mouvement terroriste. Lequel se prévaut de préserver le crédo salafiste à la différence d'Al-Qaïda, version Ayman al-Zaouahiri, considéré désormais comme déviant puisque conciliant avec des ennemis idéologiques en Syrie. Dans quelle mesure Daech pourrait présenter une menace pour le Maghreb d'une manière générale et pour le Maroc en particulier ? On ne peut mesurer jusqu'à présent la vraie force de Daech, mais nous en ressentons l'onde de choc dans les sphères jihadistes au Maghreb et au Maroc. En tout cas, que l'on considère ce mouvement comme factice ou réelle, ou encore comme une carte aux mains de services de renseignements étrangers, son danger réside, encore une fois, dans sa capacité à embrigader des milliers de jeunes musulmans parmi les désespérés. Le scénario de l'expansion de Daech jusqu'au Maghreb reste possible. Surtout au vu des troubles géopolitiques dans une partie de la région comme c'est le cas en Libye, sans oublier le conflit qui oppose le Maroc et l'Algérie et les relations qu'entretiennent les jihadistes maghrébins avec Daech. Tous ces éléments doivent pousser à la réflexion et à l'action. Cependant, au niveau du Maroc, je ne pense pas que ce mouvement présente un danger, le Royaume étant le plus stable de la région. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de quoi s'inquiéter, surtout que les rangs salafistes ont été noyautés par Daech et que des salafistes marocains obéissent à l'agenda de ce mouvement. Il ne faut pas non plus oublier qu'il y a des Marocains parmi les dirigeants de Daech. J'en conclus que tout cela est inquiétant, mais sans présenter une menace sur le pays. Que faut-il faire aujourd'hui face à toute éventuelle menace de Daech ? Au niveau politique, le jeu des équilibres est le seul susceptible d'atténuer la dangerosité de Daech. Il y a plusieurs Daech au sein du mouvement salafiste, ce qui crée d'âpres rapports conflictuels qui pourraient bien être exploités pour contrer ce mouvement. Tous les courants, radicaux et modérés, doivent être utilisés à cet effet. A l'ère de la mondialisation, il est préférable de prôner la méthode douce et intelligente pour faire face à l'extrémisme. Nul besoin de rappeler que le terrorisme se nourrit des troubles géostratégiques. Les conflits ou les ruptures qui peuvent avoir lieu entre des Etats lui offre une brèche inespérée où il peut facilement s'engouffrer❚