Lorsque le Maroc a été surpris, il y a quelques petites années, par un certain nombre d'opérations terroristes, de type kamikaze, le jour du 16 mai 2003, à Casablanca, beaucoup (journaux, cénacles de réflexion et partis politiques) ont crié à la fin de «l'exception marocaine». Il fallait comprendre que le Royaume, après avoir été considéré comme étant à part dans le monde improbable arabo-musulman, est rentré dans le rang de la nébuleuse de l'extrémisme religieux et idéologique, avec tout ce que cela implique de fanatisme et de cruauté. Cette amorce d'une réflexion-réflexe est restée ambiguë par son aspect sommaire. Elle ne pouvait donner lieu à un débat sérieux d'envergure au plan national parce qu'elle se contente de clichés à la manière des titres journalistiques. Pire, on n'a relevé nulle part un appel quelconque à un effort de pensée proprement vigoureux et original. L'unique réaction qui commença à se percevoir nettement vint, on est tenté de dire par automatisme pavlovien, du côté des multiples officines qui gravitent autour du pouvoir comme de la garde rapprochée du Palais royal. Dans la même direction, tout ce beau monde, sorti renforcé du passage d'un règne à l'autre, se concentra sur les pistes sécuritaires et regarda avec insistance vers les islamistes organisés ou non, c'est-à-dire vers le parti parlementariste légaliste de «Justice et Développement » ou plus paradoxalement vers les irréguliers pacifiques de «Justice et Bienfaisance». Tout ce cafouillis ne donna pratiquement rien, même pas à flairer qu'à Madrid se préparaient ces déflagrations sanglantes de la gare centrale - un peu plus tard, le 11 mars 2004 - au cours de desquelles a été relevée une impressionnante participation marocaine. Par la voix la plus autorisée, on eut l'écho d'une fermeté consensuelle accrue qui reprenait «les fondamentaux» autour de la volonté de l'Etat (l'autorité centrale) de protéger les uns et les autres contre la terreur et le fanatisme. Le consensus donc toujours sous l'ombrelle tutélaire protectrice, employant pour ce faire tous moyens légaux et légitimes que lui permettent la tradition historique, la Constitution et la législation moderne. La figure centrale du consensus national devait donc rester le souverain, considéré explicitement dans un article de la loi fondamentale - dans toutes ses moutures successives - comme étant «inviolable et sacré». Notre seigneur (sidna) est l'imam, le roi, le Commandeur des Croyants (amir al-mou'minine), le chef des armées. C'est ainsi qu'il concentre entre ses mains plusieurs attributs et attributions, comme par exemple le fait de faire prononcer les jugements en son nom. C'est une monomanie manifeste partout au sein du peuple marocain que de se grouper en rangs compacts autour d'un monarque solaire aux vertus infinies, au nom duquel on prononce toujours la prière collective dans les diverses mosquées du pays. Le consensus autour de la notion de monarchie, et par voie de conséquence de la dynastie régnante, est essentiel et prédominant. Il veut illustrer son omnipotence par interventions régulières lors des cérémonies spectaculaires de renouvellement de cet acte ainsi que par la mention rituelle en épigraphie en haut de chaque correspondance officielle écrite. La «béia», Hassan II ne s'est jamais fait faute d'insister sur cette notion qu'il a considérée continûment comme un mécanisme constitutif de la personnalité propre de la nation marocaine depuis quinze siècles, une pierre angulaire de l'institution étatique née de l'héritage (sunna) du prophète. S'il était bon que cette allégeance soit implicite, il était sans doute meilleur qu'elle soit explicite, clamée et quelquefois même proclamée. L'historien marocain Ahmed Nasiri Slaoui, dans son monumental kitab al istiqsa li akhbar douwal al-maghrib al-aqsa, comme pour étayer, renforcer et illustrer cette thèse d'allégeance large et populaire du sultan-roi du temps, raconte qu'à la suite d'une bataille qui a mis aux prises en 1811 le souverain alaouite Moulay Slimane au cheikh fédérateur Abou Bakr Amhaouch qui mit en déroute la mehalla-harka du makhzen, raconte cet épisode. Cela mérite d'être cité in extenso. « Les Berbères (du Moyen Atlas) arrivèrent jusqu'au sultan [Moulay Slimane]. L'un d'eux, un homme des Beni Mguild, dit-on, voulut le dépouiller, mais le sultan se fit connaître. Le Berbère lui demanda de jurer qu'il était bien le sultan, et quand il reçut son serment, il descendit de son cheval et le fit monter avec lui. Il l'emmena ainsi jusqu'à sa khaïma [tente]. Aux Berbères qui rencontraient et demandaient qui il avait avec lui, il répondait que c'était son frère qui avait reçu une blessure. Quand il l'eut amené ainsi à sa khaïma [tente], il fit connaître que c'était le sultan. Les femmes du douar accoururent de tous côtés, manifestèrent leur joie en battant du tambour. Puis elles vinrent baiser les pans de ses vêtements pour avoir sa bénédiction et le regardèrent avec tant de curiosité qu'il en fut incommodé. Quand les hommes du douar revinrent, ils se montrèrent flattés de le voir parmi eux et lui témoignèrent beaucoup d'égards. Ils firent tout leur possible pour lui être agréables et le satisfaire en lui apportant des tapis, de la nourriture et de la boisson [ ]. Au bout de trois jours, ils le firent monter à cheval et le conduisirent avec une escorte de cavaliers jusqu'à la casbah d'Agourat. De là, il envoya prévenir le guich (armée régulière) de Meknès». (Traduction française, Archives Marocaines. 1936). Tout de suite, après cette affaire suprême du consensus autour de la monarchie, il y en a eu deux autres. La première qui concerne l'Islam, religion d'Etat aussi nodale que focale et dont on exige qu'elle soit monolithique dans ses nombreuses expressions. Consensus autour du sunnisme, du malékisme et même de la lecture du Coran - celle de Warch. La seconde concerne ce qu'on appelle la question nationale, qui englobe tout ce qui a rapport avec l'intégrité territoriale (Sahara, confins algéro-marocains, présides occupés par l'Espagne). Le fond de l'air de cette fin de la décennie du règne de Mohammed VI fêtée dans la ferveur nationaliste, se doit donc d'être consentante, approbative et avec une aura d'adhésion d'enthousiasme unanimiste. La béia, rétractée depuis le milieu du règne de Hassan II en une seule occurrence solennelle organisée le lendemain de la Fête du Trône, se voudra toujours un perpétuel rappel dans l'évocation magnifiée de tout ce qui symbolise le trône en vertus cardinales de l'unisson, universel et harmonieux de la consubstantialité confinant à l'uniformité. On voit qu'au-delà des professions de foi démocratiques - spécifiques, souligne-t-on, et non suivistes - ainsi que des nobles exhortations claironnantes pour toujours plus d'élévation de conscience chez le sujet-citoyen, la réalité est toujours l'objectif d'obtenir l'adhésion de tous (de toutes conditions et d'extractions) à l'ordre établi «séculaire», solidement établi par la grâce de Dieu. Cela veut être obtenu par tous les moyens de séduction, de persuasion, d'attraction, d'influence ou même de libéralités ainsi que par d'autres procédés pacifiques et ne recourir qu'en toute dernière limite à l'autoritarisme et à la coercition. On oublie, peut-être, qu'il n'y a pas si longtemps, un siècle à peine, il était d'usage protocolaire que le chambellan royal fasse le geste d'abaisser et de faire courber l'individu, en appuyant sur sa nuque, en un simulacre de rudesse, signifiant par là que se prosterner devant le monarque ne pouvait être un acte tout à fait et purement volontaire. ll y a beaucoup de choses à dire sur le consensus, qui n'est plus, on en convient, une sorte de servitude collective volontaire, mais sûrement autre chose : un ordre cosmétique nécessaire pour imposer une cohésion entre les groupes socio-politiques qui peuvent à tous moments être (ou entrer) en conflit. Il y aura certainement des occasions pour en débattre amplement dans les colonnes de ce magazine. Nous le ferons.