Industriel de profession, Karim Tazi est aussi un acteur associatif engagé, une sorte de politicien sans parti. Ce n'est pas Richbond qui m'a fait connaître», tranche d'emblée Karim Tazi, le patron de la fameuse fabrique de matelas, retranché derrière son bureau installé à Aïn Sebaâ. On peut lui donner raison. Si l'homme a les faveurs de la scène médiatique, c'est rarement pour ses réalisations à la tête de l'entreprise familiale. Certes, le groupe qu'il dirige fait partie de ces quelques success story qu'a enfanté le capitalisme marocain. Et ses prises de position en tant que président de l'AMITH (Association marocaine de l'industrie du textile et de l'habillement), de la catégorisation des entreprises à l'instauration d'un SMIG régional, ont régulièrement alimenté les débats au sein du patronat. Mais c'est paradoxalement grâce à ses idées politiques que le fils Tazi s'est fait un prénom. Les idées comme l'indépendance de l'organisation patronale par rapport au pouvoir, ou encore la création d'alliances entre les entreprises et le tissu associatif de proximité. Et puis il y a l'associatif, justement. Pas une marotte de bourgeois, ni une coquetterie déculpabilisante, mais une vraie vocation concrétisée en 2002 avec la création de la Banque alimentaire. Une association dont l'appellation et les domaines sonnent justement si peu glamour… Karim Tazi est un personnage complexe, qui déteste les définitions toutes faites et les clichés faciles. Qualifiez-le de «patron à la fibre sociale» ou de «capitaliste éclairé», vous n'obtiendrez qu'un sourire las, voire une moue agacée. Il se voit juste comme un héritier, dont le vrai mérite est d'avoir pérennisé une valeur qu'il dit «un peu oubliée, voire désuète, celle de l'abnégation». À ses yeux, un homme l'incarne parfaitement : son père, le fondateur de Richbond, celui qui a conçu son projet d'entreprise comme un acte de militantisme. Des valeurs en héritage Une mise en situation s'impose : le combat pour l'indépendance. Une lutte qui passe aussi par la récupération de pans économiques jusqu'alors contrôlés par l'occupant français, notamment dans le secteur industriel. La naissance de Richbond est du coup vécue comme une victoire nationale, et que le fils perpétue aujourd'hui à sa manière. L'acte d'entreprendre, de développer un business, c'est créer de la valeur, créer du travail, participer au développement du pays… Un discours d'arrière- garde, désuet en ces temps libéraux ? Pas vraiment. Car l'idée sous-jacente repose sur une certaine conception de l'entreprise, résumée par Karim Tazi en quelques mots : «L'intérêt de l'entreprise passe avant les considérations personnelles ». Une entreprise gérée dans cet esprit par le top management, laisse des traces indélébiles. Elle permet de «préparer la relève sans heurts. Une relève que ni les divergences d'opinion, ni le conflit de générations ne mettent en danger», poursuit-il. Le sujet est toujours d'acuité, dans un pays où les entreprises sont d'abord familiales, où des grands groupes fêtent leur cinquantenaire sans disposer d'une réelle visibilité sur leur avenir. Sentence : «L'intérêt financier personnel des actionnaires familiaux et l'orgueil conduisent inévitablement à des gâchis. Mais lorsque abnégation il y a, ces considérations sont reléguées au second plan». L'épisode AMITH Cette approche imprégnera son parcours : un temps passé à la tête des textiliens du pays, un autre comme fondateur de la Banque alimentaire. Dans les deux situations, il s'est habillé en costume de leader. Un rôle qu'il vit comme un sacerdoce et une autre notion qu'il tient à clarifier : «Le leadership dépend beaucoup de l'exemplarité. Le leadership est naturellement remis en cause si, dans le comportement, on ne retrouve pas les valeurs prônées dans les discours». Il en fit la démonstration lorsqu'il présida l'AMITH, de 2004 à 2007. L'association professionnelle est alors partagée sur la fin proche des accords multifibres (AMF), liant le Maroc au voisin et marché européen. D'un côté, les industriels du textile de maison (catégorie à laquelle appartient Richbond), importateurs de tissus et de fournitures, qu'une baisse des droits de douane avantagerait logiquement. En face, les opérateurs de la confection, peu intégrés et gros employeurs, qui souffriraient gravement du démantèlement rapide de l'accord. «Si je devais satisfaire mon intérêt personnel, je ne me serais pas rangé du côté des textiliens, qui craignaient l'effet dévastateur d'une baisse des droits de douanes, se souvient-il. Mais j'ai considéré que la priorité devait aller à la préservation de l'emploi». Le parti-pris lui vaudra la colère de ses pairs «qui s'estimaient trahis par l'un des leurs». «Mais une fois que les esprits se sont calmés, je me suis rendu compte que j'ai surtout gagné le respect des deux bords. Même si certains ont pensé que j'avais perdu ma lucidité», ajoute-t-il, sourire en coin. La politique ? Non merci… Sa recette miracle ? Communiquer. S'expliquer, débattre, confronter les idées, transmettre le message. Est-ce donc pour cela que Karim Tazi est si présent dans les médias ? «L'opinion publique existe et se forge. On ne peut pas espérer que la presse marocaine évolue si ses interlocuteurs refusent le dialogue et le débat». Le raccourci est vite fait en direction de la classe politique marocaine, que l'homme ne semble pas porter dans son cœur. Au point de réfréner chez lui toute velléité d'engagement politique. «Actuellement, le système politique est pratiquement conçu pour s'autoparalyser. Venir y dépenser son énergie serait vain», souligne-t-il. Alors, ce serait donc l'impasse ? «L'avenir dépendra de l'aptitude du système à répondre aux aspirations du citoyen en termes d'emploi, de services à la santé, d'éducation… », expose-t-il doctement. «Ma» Banque alimentaire Finalement, le rôle de simple observateur de la chose politique lui convient parfaitement. Il se définit d'ailleurs comme «un citoyen posant un certain regard sur les réalités économique et sociale de son pays». Son énergie, il préfère justement la dépenser dans ces deux champs, notamment via la Banque Alimentaire. «Je suis un homme d'affaires. Je sais gérer des flux, des stocks ou encore mettre en place une logistique. J'ai aussi un bon carnet d'adresses », lance-t-il. Mais pourquoi l'aide alimentaire précisément ? Réponse : «Au Maroc, on ne meurt pas faim. Toutefois, l'aide alimentaire reste un levier important de lutte contre l'exclusion. Et on a trop souvent tendance à l'oublier». L'homme s'excuserait presque de la notoriété qu'a connue l'association après son intervention durant les inondations ou le séisme d'Al Hoceima : «Ce n'est que le volet un peu spectaculaire de notre activité. L'essentiel du travail est réalisé au quotidien». Et au sein de «son» association («Je m'y sent à l'aise, c'est pour ça que j'y reste», répète-t-il), il conçoit son apport comme un maillon d'une chaîne de solidarité. Peut-être le chaînon manquant entre le monde de l'entreprise et celui des ONG. «Vous savez, une personne ne peut pas avoir qu'une seule casquette : on est homme d'affaires, citoyen, père… Il faut accorder du temps au rôle assigné par chacune d'entre elles», conclut-il. Imane Azmi