Les investissements de Manuel Jove Capellán dans le collimateur des autorités. Derrière les soucis que rencontre le projet AnfaPlace se profilent les relations tumultueuses entre son promoteur espagnol, Manuel Jove Capellán, et les autorités marocaines. Pour comprendre la part d'ombre dans ces relations, il faut remonter à 2003. Plus exactement au 28 août 2003. Nous sommes à Tanger. Manuel Jove Capellán, alors tout-puissant président du groupe espagnol Fadesa, arbore un large sourire lorsqu'il donne l'accolade à notre Premier ministre de l'époque, Driss Jettou, devant le crépitement des flashs. L'occassion : la cérémonie de signature d'une convention conclue avec l'Etat marocain pour la réalisation d'un grand projet touristique à Saïdia. L'acte solennel a même lieu en présence du Mohammed V, et pour cause : ce projet est le premier acte de l'ambitieux Plan Azur voulu par le roi. Un plan censé propulser, à l'horizon 2015, le royaume dans la cour des grands du tourisme mondial. Rabat est alors convaincu d'avoir fait la bonne pioche en convaincant l'un des leaders de l'immobilier européen d'investir sur son sol. Depuis, de l'eau a coulé sous les ponts. Et aujourd'hui, malgré une fortune personnelle évaluée à 1,9 milliard de dollars en 2009, l'entrepreneur galicien de 68 ans (qui occupe l'honorable 376ème place du classement Forbes des plus grandes fortunes du monde) a quelque peu perdu de sa superbe. Car entre-temps, la bulle immobilière, premier moteur de la croissance espagnole, a éclaté avec la crise mondiale des subprimes, et Fadesa, son fleuron, a mis la clé sous la porte. Une visite royale impromptue Lundi 14 septembre 2009, le roi Mohammed VI, comme à son accoutumée lorsqu'il est présent à Casablanca, roule en voiture sur la corniche. Il s'arrête net devant le gigantesque chantier du complexe AnfaPlace, que mène depuis un an l'entreprise espagnole Inveravante. AnfaPlace living resort (c'est son nom) a pour ambition de combiner tourisme résidentiel, business center, commerces, loisirs et restauration, sur une superficie bâtie de 93.000 mètres carrés sur le littoral atlantique. Ce complexe multiservices et de loisir propose 260 appartements de très haut standing, vendus pas moins de 35.000 DH le mètre carré. Dessiné par l'étude d'architecture de Norman Foster, mondialement renommée, le projet a mobilisé un investissement de pas moins de 3 Mrds de dirhams. La commercialisation a été, elle, confiée à la société CBRE Richard Ellis, qui affirme avoir déjà placé 40% des unités résidentielles livrables en 2011. Mais il y a comme un problème : le projet fait face à la mosquée Al Saoud, construite par l'Arabie Saoudite, et, surtout, au palais adjacent, propriété de la famille royale saoudienne. Des badauds assistent à la scène : le roi pénètre à pied sur le chantier. Quelques minutes plus tard, il fait appeler sur son son mobile le wali de la ville, Mohamed Halab, pour lui ordonner l'arrêt immédiat des travaux ! Peu de temps après le coup de fil royal, les forces de l'ordre débarquent sur le chantier, stoppent les travaux et paralysent les engins de construction. Près de 1.000 ouvriers sont instantanément mis au chômage technique. «Quelque chose de grave a dû irriter le roi. Car AnfaPlace dispose de toutes les autorisations et permis nécessaires», commente un journaliste espagnol qui a suivi de près les péripéties de ce feuilleton, qui durera plus d'une dizaine de jours. Les spéculations de la presse sur les motifs de cette brusque décision n'avaient pas écarté «une mesure prise en haut lieu», faisant explicitement allusion au Palais. «Aucun responsable n'est prêt à informer des motifs de la suspension du chantier», s'interroge deux jours plus tard L'Economiste. Le quotidien, proche des milieux d'affaires, invoquait déjà de possibles défaillance au niveau de la sécurité du chantier, des écarts par rapport aux normes en vigueur, ainsi que de possibles nuisances sonores excessives… révélant au passage qu'un fourgon des Forces auxiliaires était en faction sur les lieux, bloquant l'accès au chantier et interdisant tout approvisionnement en matériaux. Il y a déjà sept ans, le groupe hôtelier espagnole Sol Melia avait connu pire situation : elle n'a pu finaliser la construction du Paradisus, un complexe résidentiel à Agadir. Par la faute de ses partenaires marocains, elle n'avait pas pu achever à temps la première phase du projet. Sol Melia avait demandé en vain une prorogation à Driss Jettou et s'est vue obligée de plier bagage. Un télégramme envoyé en 2002 par l'Ambassade d'Espagne à Rabat au ministère des Affaires étrangères espagnol avait alors signalé que la vraie raison du refus était la situation des terrains acquis par Sol Melia. Ceux-ci étaient limitrophes d'un palais royal, avec ce que cela impliquait comme risques au niveau de sa sécurité. Un précédent dont fera état le quotidien madrilène El Pais, faisant le parallèle avec le projet AnfaPlace, insinuant l'existence d'enjeux politiques plus importants que de simples normes dans la décision d'y faire taire pelleteuses et excavatrices. Sans vraiment convaincre, le maire de Casablanca, Mohamed Sajid, affirma être lui-même à l'origine de la décision d'arrêter le chantier… oubliant d'en expliquer les motifs avec précision. «Pourquoi vous focalisez-vous sur ce chantier précisément ?», s'interrogea benoîtement le maire devant la presse, reprenant à son compte l'argument des irrégularités, citant pêle-mêle le mauvais emplacement d'une grue, le désagrément causé par la noria de camions à bennes, ou encore le débordement du projet sur le domaine maritime et sur le mobilier urbain… La fin d'une idylle Il faut croire que l'idylle entre les autorités marocaines et l'entrepreneur espagnol fait désormais partie du passé. Accueilli avec les honneurs par le Maroc dans le projet Saïdia, Manuel Jove avait vendu les 54% qu'il détenait dans Fadesa (à un autre homme d'affaires, Fernando Martin Alvares) en octobre 2006, pour un montant avoisinant les 4 milliards d'euros. dans l'opération, Jove a empoché une plus-value d'un peu plus de 2 milliards d'euros… quelques mois avant la déconfiture de Fadesa. Et c'est finalement le groupe Addoha qui a été appelé à la rescousse pour sauver des eaux le bateau amiral du Plan Azur. Avec ce pactole, Jove fonde en 2007 le holding Inveravante. Un conglomérat florissant, présent dans l'immobilier, la finance, l'agroalimentaire et les énergies. Au Maroc, Inveravante a conclu un accord avec l'Office national d'électricité (ONE) pour la prospection et le développement de projets éoliens et solaires dans le cadre du programme Energie Pro. En juillet 2007, Jove fait sensation dans le monde des affaires européen, avec l'acquisition de 4,9% de BBVA, la deuxième banque d'Espagne après le poids lourd européen Santander, devenant ainsi son deuxième actionnaire après le fonds Chase Nominees (qui en détient 5,7%). Ironie du sort, Inveravante rachètera à Fadesa, qui en était l'initiateur original, le projet Tanger City Center (TCC). Dominant la baie de la ville, le TCC comprendra un immense centre commercial, deux hôtels de prestige, 800 appartements et quelque 10.000 m2 de bureaux pour un investissement total de 2 milliards de dirhams. Fadesa et Anjoca, autre promoteur espagnol, présidé par Don Angel Jove Capellán… frère de Manuel, avaient remporté l'appel d'offres en avril 2006. Ces opérations de culbute financière ont fait grincer des dents à Rabat, après que Martinsa-Fadesa se soit déclaré en faillite. Des perfidies de salon iront jusqu'à souffler que c'est l'investisseur espagnol qui a «tuyauté» les journalistes de France 5 sur les déficiences écologiques de la station de Saïdia, à l'occasion d'un reportage très critique, diffusé la veille de l'inauguration du site par le roi. Interférence diplomatique avec Riyad La présence d'Inveravante au Maroc ne se limite pas aux chantiers casablancais et tangérois. Il s'agit notamment de Bab Marrakech, la «nouvelle ville ocre», qui attend des dérogations étatiques, la nouvelle Place du 3 mars à Oudja, ainsi qu'un projet immobilier à Fès. Et ce n'est pas fini : en mars 2009, le Centre régional d'investissement (CRI) de Casablanca avait lancé deux appels d'offres relatifs à l'aménagement et le développement de la zone Sindibad, ainsi qu' à l'exploitation de son parc de loisir. Parmi les quatre dossiers déposés figurait celui d'Inveravante, qui ne sera finalement pas retenu. Et outre le Maroc, le groupe compte aussi des projets d'investissement au Brésil, au Mexique… et bien évidemment en Espagne. Il est aussi fait grand cas de la gêne que pourrait occasionner des débits d'alcool à proximité de la mosquée et de la résidence royale saoudienne. De Madrid, «une interférence diplomatique avec Riyad est à considérer», révèle un proche du dossier, qui rappelle que la fermeture du site coïncidait «par le plus grand des hasards» avec une visite privée du roi Abdellah Ben Abdelaziz Al Saoud. Inverevente poursuit d'ailleurs son développement dans le secteur vinicole en Espagne avec l'achat pour 19 millions d'euros de trois bodegas dans les appellations Terra del Vino près de Zamora, Rueda près de Valladolid et Tias Baixas à Pontevedra. L'objectif étant pour ces trois de produire 2 millions de bouteilles d'ici 2011. Elles rejoindront la société de Manuel Jove, Avanteselecta, qui détient depuis le mois de novembre 2008 des parts conséquentes dans d'autres vignobles. Aussi, des commentateurs espagnols n'hésitent pas à conjecturer sur la mise en vente de ses crus dans l'enceinte commerciale d'Anfaplace. Après le premier magasin ouvert à Salé en février dernier et celui de Marrakech en cours de finition pour une ouverture prévue avant la fin de cette année, le géant de la grande distribution Carrefour, allié au groupe Label'Vie, a conclu un accord pour l'implantation d'un magasin de 3400 m2 au cœur d'AnfaPlace, coiffant au poteau son concurrent Marjane sur un emplacement unique. Une raison supplémentaire pour alimenter les rumeurs de «pressions saoudiennes», s'opposant à toute éventualité de vente de boissons alcoolisées à proximité d'un lieu de culte musulman. Et pour parfaire un tableau déjà bien opaque, le ministère de l'Intérieur est entré à son tour dans la danse, par la voie d'un communiqué diffusé par l'agence officielle MAP. Dans une démarche jugée inhabituelle par les médias, le département de Chakib Benmoussa a allègrement empiété sur les prérogatives des autorités locales de Casablanca, en annonçant, à la surprise générale «la mise en place d'une commission d'enquête pour déterminer les conditions d'autorisation et de suivi du chantier ». Le ministère de l'Intérieur dit s'inquièter «des conditions futures d'exploitation, du respect de la réglementation urbanistique et environnementale et des distances réglementaires par rapport à la mosquée pour ce qui concerne les autorisations de débits de boissons». Inveravante fait le dos rond Chez Inveravante Maroc, on fait le dos rond, on avale sa salive et on se dit confiant : «Une telle enquête n'a rien de surprenant. Nous allons tout faire pour faciliter la tâche à la commission», indiquera Badr El Ouazzani, son directeur exécutif. Du côté des autorités de la ville, visiblement prises de court, on se refuse aimablement à commenter l'intervention du département de l'Intérieur. Le 16 septembre, surprise ! Inveravante affirme avoir reçu le feu vert pour reprendre les travaux, mais le chantier demeure toujours inactif. Un épilogue heureux pour l'entreprise espagnole ? Pas sûr. Aux dernières nouvelles, la wilaya de Casablanca et le Conseil de la ville auraient conditionné la délivrance d'une nouvelle autorisation de reprise des travaux par la signature d'un nouveau cahier des charges bien plus sévère… qu'Inveravante aurait été bien contraint de parapher, s'engageant à «n'épargnera aucun effort pour que les travaux se déroulent dans les meilleures conditions possibles». Aujourd'hui, les sorties bien timides des responsables de l'entreprise espagnole continuent d'alimenter les rumeurs les plus folles. Les plus sceptiques parlent déjà de la suspension définitive de tous les projets d'Inveravante au Maroc. Une perspective formellement niée par la firme. Jusqu'à une nouvelle annonce ? Ghalia Slaoui