Dans la carrière du cinéaste ibérique vivant le plus célèbre au monde, Femmes au bord de la crise de nerfs, réalisé en 1988, marque un véritable tournant et le fait connaître du grand public, ainsi que sur un plan international. C'est le film qui constitue le lien entre ses premiers, de la période underground (les déjantés « Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartiers », « Le labyrinthe des passions »,…), et ceux qui suivront, plus maîtrisés et de plus en plus matures ( Talons aiguilles, La fleur de mon secret, Tout sur ma mère,…). Pour construire cette comédie vaudevillesque, Almodovar s'inspire librement d'une pièce en un acte de Jean Cocteau, La voix humaine et crée toute une galerie de personnages hauts en couleur dont celui central de Pepa, incarnée par la géniale Carmen Maura, égérie des premières années, et ici dans une de ses compositions les plus mémorables. « C'est un Stradivarius », disait alors d'elle Almodovar. Entre acidité et loufoquerie, Almodovar pointe déjà les éléments de tout un univers qu'on aura largement l'occasion de retrouver dans la suite de sa filmographie : femmes brisées mais irréductibles, humour omniprésent à la limite du trash, catalogue de perversions sexuelles, couleurs chatoyantes avec dominante de rouge et talons aiguilles qui claquent,…etc. Le tout dans un scénario très écrit et qui tient très bien la route. Pepa et Ivan sont comédiens de doublage ; amants, ils se déclarent leur flamme par micro interposé depuis plusieurs années. Lorsque Ivan annonce qu'il rompt leur liaison, Pepa manque de perdre la tête. Désireuse de tirer un trait sur cette histoire, la jeune femme cherche à parler une dernière fois à son ex-chevalier servant, qui se révèle être un don Juan lâche et fuyant. Au cours d'une folle journée, les visites se succèdent dans le magnifique appartement de Pepa : une amie naïve ayant eu une liaison avec un terroriste chiite, suivie du fils caché d'Ivan accompagné par sa glaciale fiancée, puis la terrifiante épouse légitime du séducteur, sortie d'un séjour de vingt ans dans un hôpital psychiatrique… Avec Femmes au bord de la crise de nerfs, Pedro Almodovar, l'ex mauvais garçon du cinéma espagnol, fabrique une comédie alerte, désopilante et modérément folle. II y prend le parti de ces dames. « Car elles seules ignorent la honte et l'amour-propre, affirme-t-il. Elles seules n'ont aucun sens du ridicule. Elles seules savent se comporter comme il faut lorsqu'on les abandonne». Almodovar réinvente donc le vaudeville, avec ce surprenant sitcom aux couleurs vives, aux tonalités kitch, très fifties, où on élève des lapins dans les appartements, où le gaspacho est assaisonné aux somnifères, où des fausses pubs vantent les mérites de lessives qui nettoient les traces de sang, où les femmes sont hystériques, et les chauffeurs de taxi pleins de ressources. Les personnages qui évoluent dans ce décor sont tous plus tarés les uns que les autres. La tension monte lentement et les évènements s'enchaînent de plus en plus rapidement, chacun d'entre eux venant compliquer encore plus une situation qui semblait déjà inextricable. Les problèmes viennent s'agglutiner et Almodovar prend un malin plaisir à ne rien dénouer. Une formidable galerie de personnages, surtout féminins, les hommes, eux, y sont tous lâches ou insignifiants…