Le poète et romancier martiniquais Edouard Glissant, récemment disparu, l'avait exprimé dans le cours de son essai L'intention poétique (Seuil.1969) : «C'est à Ibadan, au Nigeria, que je découvris et ressentis ce qu'on appelle la force d'un peuple. (…) Ville de ruelles et de cahutes, de lumignons et de fumées, où à cette époque il n'était pas rare, dans ce pays anglophone, qu'on aperçût (tracé au charbon sur les murs ou peint à vif et encadré), le portrait naïf et stylisé de Patrice Lumumba, assassiné au Congo. La patronne de ce bar (…), nous eût volontiers tenu quittes du prix des bières locales que nous consommions, pourvu que nous lui parlions de ce héros déjà légendaire de la terre d'Afrique. Elle nous attribuait en la matière une connaissance qu'elle fondait, expliquait Glissant, sur notre connaissance du parler français». Si j'ai cherché à retrouver ce passage de l'Intention poétique dans lequel Edouard Glissant rend hommage à une figure de martyr des indépendances africaines, c'est que je venais de découvrir le portrait d'Amilcar Cabral dressé par Gérard Chaliand dans le premier volume de ses mémoires La pointe du couteau, Robert Laffont 2011) : «Pedro Pires, président de la République du Cap-Vert, me demande si j'accepterais de me voir décerner la plus haute distinction du pays, la médaille Amilcar Cabral. J'aurai refusé bien des distinctions estimant soit ne pas les mériter soit qu'elles me paraissent dérisoires (…) Amilcar Cabral, tu étais un dirigeant politique remarquable. L'un des rares Africains du XXe siècle qui se soit hissé au rang des grands dirigeants du monde contemporain, si modeste que soit ton pays. Un pays dont la caractéristique principale n'est ni la corruption ni l'incurie, ce qui, au regard des trois continents que j'ai sillonnés depuis quarante ans, constitue déjà une gageure. (…) J'ai toujours ta photo, grandeur nature, en treillis militaire collée à l'intérieur de la porte de mon placard, juste pour moi». Cabral aussi fut assassiné et son destin n'est pas sans évoquer celui de Patrice Lumumba. Adolescent, j'ai eu la chance de souvent rencontrer Amilcar Cabral, – voisin d'immeuble ! – car sa famille vivait à Rabat et ce n'est pas sans un pincement au cœur que je lis ce qu'en dit Gérard Chaliand dans son livre de souvenirs. Si je vous fais part de ces vignettes dues à la plume d'écrivains qui ne sont pas indifférents à l'histoire contemporaine et verraient volontiers aller de pair intention poétique et intention politique, c'est que le livre de Rokhaya Diallo Racisme : mode d'emploi (Larousse, 2011) est de ceux qui invitent à une réflexion non dupe et non amnésique autour des liens entre le destin de l'Afrique et celui de l'Europe, d'hier à aujourd'hui. Rokhaya Diallo, trentenaire, est née à Paris. Ses parents sont sénégalais et gambien et elle a grandi entre les quartiers populaires du nord de Paris et de sa banlieue. Le ton non universitaire de son propos ne doit pas interdire d'en mesurer l'acuité et d'en reconnaître la finesse. Qu'il s'agisse de se demander «Racisme, qui es- tu ?» ou de problématiser ce que signifierait «être blanc», celle dont le livre commence par une phrase néo-proustienne : «Pendant longtemps, je n'ai pas vraiment su que j'étais noire», se reconnaît dans la phrase de Michael Jackson «I'm not going to spend my life being a color.» («Je ne vais pas passer ma vie à n'être qu'une simple couleur»). Rokhaya Diallo parle intelligemment de ce qu'il en est de l'islamophobie et de l'arabophobie. Mais sa réflexion sur le statut et le vécu des minorités en Europe, j'y songe à propos du statut des personnalités d'envergure lorsqu'elles sont d'origine africaine. Et, puisque Nelson Mandela a été universellement héroïsé, non sans que la puissance économique de l'Afrique du Sud n'entre en cause dans ce salut à un héros de la lutte contre l'apartheid, rappelons ceci : lorsque Mandela est salué comme l'homme d'Etat africain le plus extraordinaire, il répond : «Non, c'est Amilcar Cabral !». Mais le petit Cap Vert pauvre aura toujours moins de résonance médiatique… Rokhaya Diallo avec Racisme : mode d'emploi nous invite à réfuter les stéréotypes, le prêt-à-penser, l'assignation à résidence identitaire. Il n'empêche que, conscient que le blanc aussi est une couleur, et peu impressionnée par les velléités de «colorisation» des élites en France, son pays natal, la fondatrice de l'association «les Indivisibles» ne s'opposerait pas à voir surgir le moment d'une «colorisation» des héros qui ferait toute leur place à Patrice Lumumba et Amilcar Cabral dans la conscience collective du monde d'aujourd'hui. Terminons par une question : alors qu'il y a sur Terre un milliard et trois cent millions de Chinois, pourquoi si peu de gens hors de Chine peuvent-ils nommer un(e) Chinois(e) parmi les héros de notre temps ? Notre attention aux autres serait-elle prisonnière de notre assignation à résidence nationale ou ethnique ? .