Acreté et merveille sont les deux pentes, parallèles et imbriquées, de la parole sauve d'Edouard Glissant, conquise et non pas octroyée. Une pensée s'y ordonne dans un mouvement vif, s'implante par le gong et l'écho, s'impute comme horizon le monde entier pour dire l'identité en un cri condamnant le crime. Lire Edouard Glissant, dont «Le Sel noir» parut d'abord au Seuil en 1960 puis dans la collection Poésie /Gallimard en 1983, c'est renouveler la connaissance d'une forme d'enchantement vigilant. L'artiste ne se laisse pas emporter, avec armes et bagages, par les mirages nés de sa propre grâce. La minutie d'une morale gère la minuterie d'une syntaxe fixée par les règles du souffle dans l'accouplement de la parole et de l'écho. Le poète martiniquais épate sans épate, par loyale surprise, par surgissement de provende au cœur d'un feu jamais neutre ou morose. Car Glissant est homme de mot comme on dit «homme de parole» pour signaler la loyauté d'un individu dans le contrat le liant à autrui. Pas d'illusion ni d'allusion chez ce témoin qui refuse de se laisser foudroyer par l'abstention veule. Avec l'efficacité d'une lame, voici qu'une âme tranche. Poète dont le jus d'orfèvre rappelle la musique intègre d'un autre artiste de l'effarement, son ami de jeunesse l'écrivain Maurice Roche. L'auteur de «Le Sel noir» est, comme l'auteur de «Circus», un drôle qui dit vrai, quelqu'un qui refuse de briser là, de pactiser, de se démettre. Tous deux écrivent comme on conspirerait contre la pauvreté de l'imagination. Jacques Berque, ce grand attentif lyrique, traduisit le Coran en langue française dans les dernières années de sa vie. Auparavant, il avait préfacé la réédition de «Le Sel noir» : «Quel idiome ? Le créole dans le vocabulaire seulement, ce serait peu, dans une syntaxe et des locutions, ce serait plus, dans des structures narratives, une stylistique, une «littérarité», comme certains disent aujourd'hui, ce serait la quadrature du cercle enfin obtenu». «Or l'échelonnement des trois plaquettes composant «Le Sel noir» me semble marquer une évolution dans cette voie. Inachevé, bien sûr, et peut-être inachevable, mais qui n'en annonce pas moins ce qui constituera peut-être un jour une nouvelle langue littéraire des Antilles». Et l'Afrique ? Lisons Glissant : «Afrique, Afrique O plus joyeuse ô strophe beauté drue. Moi je rêverais, en toi l'homme nouait son lourd exil. Maintenant j'ai quitté l'épaisseur pour le plat visage. Les gypses pour le fer et le corail pour le poisson. Voici, la nasse est nue, voici au sable l'Africaine. Et elle prend le sel dans ses cheveux, beau geai beau fruit. Et peut-être, enfin, le cueillerons-nous tous, ô peut-être». N'occultons pas la phosphorescente mise en garde contenue quelques pages auparavant, sous le titre «Prose élitée»: «Qui filtre un parler d'or au vif de sa tête, qui sait comment on broche le mouton, qui eût pu avoir charge en Afrique (ayant aidé aux colonies) qui mâche l'almanda mêlé au suif, qui n'est pas les Troyens mais Hector qu'on poursuit, qui a congé en métropole, qui nègre mais universel, qui au fur adapte sa strate, qui résumé a foi en l'Homme». Tout Edouard Glissant est dans ces phrases, tout un non-dupe, tout un cri écorchant les bâillons et les médaillons. Poète, le romancier de «La Lézarde» (1958) couronné par le Prix Renaudot était déjà l'auteur d'un essai, paru en 1955, qui pourrait servir de fronton à toute son œuvre : «Soleil de la conscience». Homme de cheminement intérieur et de profération lente et sûre, Glissant a poursuivi et mûri sa conquête éclairante et vivace d'un territoire romanesque profondément original.