Voici qu'une âme haute, livrée au dur devoir de regarder le monde, d'en interroger le cortex (le corps-texte) pour encourager le fort intérieur de l'éblouissement, choisit le Maroc comme terre d'élection pour dire une appartenance étrangement viscérale que ne réfuteraient pas un Khaïr- Eddine ou un Laâbi. Le Clézio, avec «Désert» (Gallimard, 1980), s'apparente affectivement à la littérature maghrébine de graphie française. On songe d'ailleurs, lisant «Désert», à ce titre d'un roman de Khaïr-Eddine : «Une vie, un rêve, un peuple, toujours errants». Ou au roman de Mohamed Dib, «Habel». Le Clézio écrit loin de l'efflorescence hautaine d'un Saint-John Perse, loin des fragrances un peu vaines des romanciers baroques, une langue naturelle, essentielle, lavée à l'eau des yeux. L'eau des yeux, justement : Ma el Ainine le lutteur. Dans une syntaxe alliée à la stupeur et à la conscience du monde, dans une prose dont la ligne mélodique a la nécessité du sang et de la liberté, Le Clézio raconte l'histoire de Lalla, fille du désert, qui s'échappera du désert pour voir Marseille et s'échappera de l'Occident pour devenir mère sous un figuier fraternel. On sait que Jean-Marie-Gustave Le Clézio a épousé une Marocaine. Qu'il évoque l'hiver 1909-1910 à Saguiet-el-Hamra ou la condition des exclus en Occident, le romancier écrit avec une autorité radieuse qui rend au lire l'y de lyre. Le désert est chanté dans ce roman comme si une rose des sables nous en parlait, avec la justesse d'un coquillage rendant compte de l'océan. Le lyrisme chevillé à l'âme du romancier s'attache résolument à la trace concrète du monde sur le monde, s'enracine vitalement, viscéralement, dans le devoir d'écouter. En un temps où le brio intellectuel s'acoquine ignominieusement avec la défiguration du monde, «Désert» est un livre qui remet à sa place le cœur dans le thorax planétaire. La caravane des phrases du romancier échoit au lecteur comme un trésor policé, fébrile, vrai. Il suffit de constater l'extraordinaire puissance de paix de ce texte d'artiste, humain, qui parvient à faire de l'écriture ce qu'elle n'ose plus tender d'être : un mélange bienfaisant d'eau, d'air, de feu et de terre. Lalla, l'héroine de «Désert» pense qu'un piège se referme sur les immigrés : «Ils ont tout perdu, exilés, frappés, humiliés, ils travaillent dans le vent glacé des routes, sous la pluie, ils creusent des trous dans la terre caillouteuse, ils brisent leurs mains et leur tête, rendus fous par les marteaux pneumatiques». Dans «Idriss, Michel Tournier et les autres» (éditions de la Différence, 1986), j'avais essayé de repérer les connivences et les contradictions entre l'héroïne de «Désert» et «Le héros de la Goutte d'Or». Le prophétisme solaire de Le Clézio est à la fois pessimiste et magique, tandis que Michel Tournier oscille entre l'éloge de l'individualisme et la fascination pour le fatum. La veine emblématique de Le Clézio se poursuit en 1987 dans le n°414-415 de La Nouvelle revue française où «Le temps ne passe pas», raconte une étreinte joignant Zobéide à David. Le temps qui ne passe pas est le temps d'une première passion, d'un premier échange sensuel abolissant toutes frontières entre délices et délits. Des deux côtés de la Méditerranée, Le Clézio institue une nationalité commune : c'est la nostalgie de l'amour et qui rallie Marseille au Caire et qui ferait de Nice une sœur de Casablanca, d'Alger ou de Damas puisque la vie vivante est la tautologie radieuse à quoi s'acharne l'écrivain dans une œuvre abondante, variée et traversée par toutes les tensions métaphysiques, esthétiques et sociales ou politiques du siècle précèdent. Cette vocation à l'universel vient de lui valoir (en 2008) le Prix Nobel de littérature, une distinction -la plus prestigieuse, en vérité- qu'il partage avec son épouse marocaine Jémia, dès lors que celle-ci a co-signé avec son époux «Gens des nuages».