Une promenade à travers un choix d'espaces et de moments, le lecteur entre dans une sorte de journal intime pour aboutir à un ailleurs non identifié. « De tâtonnement en tâtonnement, écrit Laâbi, je me suis mis à revisiter des pans entiers de ma vie avec leur cortège de rencontres, de découvertes et de passions, tout cela en synchronie avec des expériences, des événements, des émotions, vécus au présent et dans le passé le plus proche » (p. 161). On passe, à travers les pages de ce livre, de ce qui est intime et de l'ordre de la vie privée de l'auteur à l'Histoire du Maroc et à des réflexions sur la démocratie, le monde, la vie et la mort… Le lecteur n'a jamais le temps de s'ennuyer car les événements et les émotions sont évoqués dans un style limpide, vivant et souvent teinté d'un humour qui frise parfois l'autodérision. «Dérision bien ordonnée commence par soi-même» atteste l'auteur. On rencontre à travers ces pages des espaces qui ont marqué le parcours de Laâbi : la médina de Fès et les premières amours, Alger la blanche et les débats littéraires, Beyrouth et l'amour de la langue arabe, Jérusalem et la cause palestinienne, Séville et le « syndrome andalous », Créteil, Harhoura et j'en passe. Des lieux qui ont laissé à chacun une marque indélébile sur la peau et dans le cœur du poète. Un retour sur le lieu de la grande blessure ne peut passer sous silence. Laâbi a été incarcéré pendant huit ans dans les geôles de Hassan II et, sans «tremper dans le commerce de la souffrance», il revisite ces instants et démonte cette machine infernale qui broie l'être humain. Il décoche à maints endroits de l'oeuvre des flèches contre ce «système infâme qui avait volé à la fine fleur de notre jeunesse ses années les plus belles et l'avait condamnée à la mort lente» (p. 171). Il s'en sort heureusement vigoureux et déterminé à poursuivre le combat contre toutes les barbaries. Abdellatif Laâbi est admiratif de la complicité et de l'intimité qui lient Mahmoud Darwich à son peuple. Sur son cheminement, il rencontre des hommes qu'il évoque avec tendresse en les couvrant d'un regard amical. Entre autres, nous croisons les militants Driss Benzekri et Abraham Serfaty avec qui il a partagé la prison et l'amitié, des hommes de lettres qu'il place dans ses «galaxies littéraires dotées d'un magnétisme intemporel», il évoque avec tendresse ceux qui nous ont quittés ces dernières années, ce «cortège des partants» : Mahmoud Darwich, Driss Chraïbi, Mohamed Leftah, Albert Cosery… Des témoignages en de touchants propos frisant parfois la naïveté. Ainsi tout est dit lorsque l'auteur note au sujet de feu Benzekri : «Cet homme vivait de conviction, d'idéal, d'amour et d'eau fraîche» (p. 154). Laâbi ne manque pas non plus d'inviter son lecteur à son laboratoire d'écriture à travers l'évocation de «ce corps à corps qui s'est déroulé avec la page blanche, des doutes et des revirements l'ayant accompagné, des griffures et autres bleus à l'âme qui s'y sont échangés», un exercice quotidien qui dure depuis que Laâbi a attrapé «la démangeaison de l'écriture». La liberté est le maître mot de ces tribulations. Laâbi est un «fou d'espoir» qui apostrophe son pays en alternant tendresse et violence avec l'ultime vœu de démocratie. Des composantes de l'identité marocaines sont passées au peigne fin : Que serait le Maroc s'il avait gardé sa composante judaïque ? Laâbi se pose cette question et regrette l'amputation. Les dernières pages sont particulièrement touchantes. L'auteur songe à un souhait sans oser le formuler directement : être enterré quand l'heure viendra au Maroc sans cérémonial religieux, sous le signe de la poésie et être côte à côte avec sa compagne, chrétienne de naissance. Des vœux élémentaires auxquels font écho de grandes interrogations sur l'avenir du Maroc : « Des demandes aussi simples, honorées scrupuleusement dans bien des pays du monde, seraient-elles un jour prises en considération en terre d'islam ? Je n'ai pas de réponse. Mais ai-je jamais insulté l'avenir ?» (p. 211). L'espoir ! Toujours l'espoir lucide et le voyage continue. Le livre imprévu fait partie de cette catégorie de textes où l'écrivain chuchote, murmure, fait des confidences à soi-même, sans se soucier d'un quelconque lecteur inquisiteur ou autre. La littérature marocaine doit être fière de compter parmi ses rayons lumineux quelques livres de cette espèce écrits par ceux qui l'ont faite. Dans ma bibliothèque, je rangerai tendrement cet opus à côté du journal de Mohamed Khaïr-Eddine, de Vu, lu, entendu de Driss Chraïbi et du dernier livre d'Edmond Amran El Maleh, Lettres à moi-même. Celui-ci est un autre OLNI qui contient ce murmure qui appelle la complicité du lecteur. Abdellatif Laâbi est admiratif de la complicité et de l'intimité qui lient Mahmoud Darwich à son peuple. Ce dernier appelle le poète palestinien uniquement par son prénom et notre écrivain s'interroge : «Y a-t-il pour un poète, honneur plus précieux que de s'entendre invoquer et désigner par son peuple unanime juste par son petit nom ?». Je n'ai pas de réponse. Mais après la lecture de ce Livre imprévu qui nous rapproche encore plus de l'auteur, on ne peut s'empêcher de dire : Merci Abdellatif !