Je l'ai toujours dit et je vais encore le répéter aujourd'hui : on est vraiment dans un pays de rigolos. En tout cas, moi, je me marre tous les jours. Entre nous, je ne dois pas trop me plaindre, car c'est grâce à eux que je n'ai quasiment pas de problème d'inspiration. Comme je le dis souvent, il suffit que je me mette à mon balcon, je jette un coup d'œil sur les passants et sur ceux qui leur passent dessus, et je me fends la poire. Mais, mes meilleurs amuse-gueule, ce sont les canards. On dit «la mare aux canards», et moi, je pourrais dire que c'est grâce aux canards que je me marre. En plus, au prix où ils sont vendus (bien sûr, je parle de la vente en kiosque et pas d'autre chose), c'est dommage de s'en priver. Tenez, aujourd'hui, à la une de l'un de nos chers confrères, que lis-je ? «La loi sur les bonnes (les législateurs, eux, les appellent pudiquement : «les travailleuses des maisons»), est bloquée dans les tiroirs du secrétariat général du gouvernement depuis un an et demi». Ce n'est pas ça qui est marrant, c'est la suite. Ecoutez bien, car c'est très instructif : «La loi sur les travailleuses des maisons, etc. attend son tour pour être présentée au conseil de gouvernement. Selon le ministère de l'Emploi qui l'a préparé, le projet qui concerne «la définition des conditions du travail des travailleurs des maisons» et dont on attend beaucoup pour l'organisation des relations entre les maîtres de maison et leurs employés (ils auraient presque pu dire : entre et les seigneurs et leurs esclaves), est encore soumis à des concertations entre plusieurs secteurs concernés». Je souffle un peu et je continue : «la source indique que le secrétariat général du gouvernement adresse une copie du projet à TOUS les ministères et attend de recevoir leurs remarques avant de le soumettre de nouveau au ministère de l'Emploi pour qu'il puisse profiter de ces remarques, et pour que le secrétariat général du gouvernement puisse le programmer et pour qu'il prenne son cours législatif normal vers le Parlement». Ouf ! Quel dynamisme ! Je n'ai pas fini, car j'ai laissé le pire, ou plutôt le rire, pour la fin : «La source du ministère de l'Emploi a nié l'existence d'un quelconque retard pour l'émergence de ce projet, indiquant qu'un délai d'un an et demi est normal pour les lois qui ne sont pas... urgentes». Mais, bien sûr ! C'était donc ça ! Les bonnes, leur recrutement en bas âge, leur exploitation ménagère et sexuelle, leur torture psychique et physique, tout ça, c'est vrai, n'a aucun caractère urgent ! Il n'y a pas le feu, quoi ! On a d'autres priorités bien plus prioritaires et bien moins rudimentaires, comme, par exemple, je ne sais pas moi... laissez-moi chercher un peu... Tenez ! Un très beau tramway au design aérodynamique ultramoderne et aux couleurs chatoyantes de notre artisanat national, ça, c'est une vraie priorité ! Non, je vous assure que je ne rigole pas. Je le pense sincèrement. Car, voyez-vous, c'est grâce à ce type d'engins que nous sommes transportés rapidement et sans trop attendre vers... comment l'appellent-ils, tous, déjà ?... Oui, c'est bien ça : la modernité ! En plus, un tramway, c'est visible de loin par les scrutateurs et contrôleurs internationaux qui veillent au grain et qui surveillent aussi bien nos avancées technico-politiques que nos écarts ethnico-sociologiques. Or, il se trouve que par un heureux hasard, une petite bonne maigrichonne car battue et mal nourrie, qui fait le parquet d'une grande maison, et qui est, de surcroît, agenouillée, on ne la voit pas, monsieur, on ne peut même pas deviner son existence. Alors, après tout, ils ont raison : les bonnes, ce n'est vraiment pas urgent. Eh, toi ! Apporte-moi un verre et amène-toi ! Et plus vite que ça, petite !