Alors que le Maroc et le Nigéria misent sur des quotas stricts pour structurer leurs filières énergétiques, la Mauritanie, le Sénégal et la Côte d'Ivoire privilégient l'inclusion sociale. Cette divergence interroge sur l'efficacité des modèles africains de contenu local. Analyse comparée des politiques de contenu local dans ces cinq pays africains. Alors que le Maroc a récemment réaffirmé son engagement en faveur d'un contenu local de 30% dans ses projets énergétiques lors du sommet «Mission 300» en Tanzanie, une analyse comparative des politiques du Nigéria, de la Côte d'Ivoire, du Sénégal et de la Mauritanie révèle des approches contrastées. Si certains pays misent sur des quotas stricts ou des chaînes de valeur industrielles, d'autres privilégient une intégration socio-économique diffuse. Maroc : un modèle structuré et chiffré Le Maroc se distingue par une politique explicite et quantifiée. Lors du sommet, la ministre Leïla Benali a souligné que «30% des composants des projets énergétiques proviennent des industries marocaines», une stratégie soutenue par trois décennies d'expérience en partenariats public-privé. Un quota qui s'inscrit dans une vision industrielle plus large : développement de hubs technologiques (batteries, smart grids) et certification «verte» des projets via l'initiative OTC (Originate, Transit, Certify). Le pays combine contrainte réglementaire et attractivité économique. Il en résulte une multiplication par cinq des investissements dans les réseaux électriques et par trois dans les énergies renouvelables, fait valoir Leïla Benali. Nigéria : ambitions industrielles et défis logistiques Le Nigéria affiche la politique la plus ambitieuse après le Maroc, avec un soutien explicite à la fabrication locale d'équipements (panneaux solaires, compteurs). Le Pacte énergétique nigérian intègre des «normes de contenu local dans les chaînes d'approvisionnement», visant à réduire les importations. Toutefois, des obstacles persistent : droits de douane élevés et lourdeurs administratives freinent l'accès aux composants étrangers nécessaires. L'intégration régionale via le West African power pool (WAPP) et des interconnexions avec le Bénin ou le Niger complètent cette stratégie, bien que le pays reste davantage tourné vers son marché intérieur. Mauritanie, Sénégal, Côte d'Ivoire : l'intégration par l'inclusion sociale Ces trois pays adoptent une approche moins formalisée, privilégiant l'inclusion socio-économique plutôt que des quotas. La Mauritanie mise sur les ressources locales (transformation du typha en bio-charbon) et les micro-entreprises via des Groupements d'intérêt économique (GIE). Le Pacte national de l'énergie mauritanien promeut des formations pour artisans locaux et l'électrification rurale décentralisée, mais sans objectif chiffré. Le Sénégal combine standardisation des équipements (kits solaires aux normes IEC) et incitations financières pour les opérateurs privés locaux. Le Plan d'action de l'électrification hors réseau (PAEHR) cible l'accessibilité, sans imposer de contenu local. Pour sa part, la Côte d'Ivoire mise sur des réformes réglementaires pour attirer les investisseurs, avec un focus sur l'électrification rurale et le gaz butane. Son Code des investissements encourage la concurrence, mais ne priorise pas les entreprises locales. Aucun de ces pays ne fixe de quotas, préférant des mécanismes de subventions et de renforcement de capacités. Quotas vs inclusion Le Maroc et le Nigéria misent sur des quotas explicites pour créer une demande captive en faveur de leurs industries nationales. Au Maroc, l'exigence de 30% de contenu local s'appuie sur un écosystème industriel développé depuis les années 1990, avec des sous-traitants spécialisés (fabrication de câbles, structures métalliques pour l'éolien) et des centres de formation technique. Cette maturité permet de répondre aux besoins des mégaprojets (complexe Noor Ouarzazate, interconnexions électriques…). Le Nigéria, en imposant des normes de contenu local pour les équipements énergétiques, cherche à répliquer ce modèle. Cependant, son tissu industriel, bien que plus diversifié que ses voisins, reste dépendant des importations pour les composants high-tech. Les droits de douane élevés (jusqu'à 35% sur les équipements solaires) et les lourdeurs bureaucratiques freinent l'accès aux intrants étrangers, créant ainsi un réel paradoxe. Ainsi, le protectionnisme nigérian entrave la compétitivité des entreprises locales. À l'inverse, en Mauritanie, au Sénégal et en Côte d'Ivoire, l'absence de quotas se traduit par une croissance inclusive mais peu transformatrice. Les projets d'électrification rurale (mini-réseaux, kits solaires) génèrent des emplois informels (artisans, distributeurs) et valorisent des ressources locales (typha, biogaz). Toutefois, ces initiatives peinent à créer des filières industrielles structurées. Par exemple, au Sénégal, les kits solaires sont majoritairement importés d'Asie, malgré des normes techniques locales. Crédibilité historique vs risques de marginalisation Le Maroc capitalise sur une crédibilité institutionnelle forgée en trois décennies. La loi 13-09 sur les énergies renouvelables (2010), et des partenariats public-privé transparents, notamment ceux de MASEN, rassurent les investisseurs. Ainsi, les quotas de 30% sont perçus comme un gage de stabilité, non comme une barrière. Résultat : le pays attire des géants comme Siemens energy ou l'énergéticien italien, présent au Maroc via sa filiale Enel green power Morocco. Des entreprises internationales qui intègrent des fournisseurs locaux dans leurs chaînes de valeur. Le Nigéria, malgré son marché de 220 millions d'habitants, peine à concilier ambition industrielle et réalité logistique. Son protectionnisme décourage certains investisseurs étrangers, tandis que les entreprises locales manquent de capitaux pour monter en gamme. Le projet de synchronisation avec le West African power pool (WAPP) pourrait atténuer ces tensions en élargissant les débouchés, mais les retards infrastructurels persistent. Les pays sans quotas (Sénégal, Côte d'Ivoire, Mauritanie) attirent davantage de capitaux privés dans les énergies décentralisées, grâce à des régimes réglementaires flexibles. En Côte d'Ivoire, le Plan d'action de l'électrification hors réseau (PAEHR) a permis à des startups comme Oolu solar de se développer. Cependant, cette approche risque de marginaliser les industries locales : les équipements importés dominent, et les compétences techniques restent captives des opérateurs étrangers. Intégration régionale : leadership vs opportunités inexploitées Le Maroc et le Nigéria instrumentalisent l'intégration régionale pour renforcer leur contenu local. Le Maroc, via son corridor atlantique et l'interconnexion Maroc-Mauritanie, promeut ses technologies (smart grids, dessalement solaire) comme standards régionaux. La certification OT, qui garantit une électricité «verte», sert de levier pour exporter son savoir-faire industriel. Pour sa part, le Nigéria, en synchronisant son réseau avec la CEDEAO via le WAPP, cherche à s'imposer comme hub énergétique. Toutefois, ses interconnexions avec le Niger et le Bénin restent sous-utilisées, en raison de déséquilibres entre offre excédentaire nigériane (gaz) et demande insuffisante des voisins. En Mauritanie et au Sénégal, l'intégration régionale (OMVS, WAPP) reste un outil d'accès à l'énergie. La Mauritanie exporte son potentiel solaire et éolien via des accords avec la SOMELEC, mais sans exiger de contreparties en termes de fabrication locale. Le Sénégal, bien que connecté au réseau ouest-africain, importe 60% de ses équipements énergétiques, limitant l'impact de son intégration sur son industrie. Des deux modèles, lequel choisir ? Disons qu'une politique de contenu local exige un équilibre délicat entre protectionnisme et ouverture. Le Maroc bénéficie d'une stabilité politique et d'accords de libre-échange (UE, Etats-Unis) facilitant les exportations de composants «made in Morocco». Ce qui n'est pas le cas pour les autres pays cités, surtout pour ce qui est de l'approche mauritanienne, sénégalaise et ivoirienne. Les comparaisons faites plus haut révèlent deux visions : le Maroc et le Nigéria instrumentalisent le contenu local comme levier de souveraineté industrielle et géopolitique ; la Mauritanie, le Sénégal et la Côte d'Ivoire y voient un outil d'inclusion sociale. Cela dit, d'un côté, le modèle «quotas» (Maroc, Nigéria) exige des Etats forts, une planification à long terme et des investissements massifs dans la formation et les infrastructures. De l'autre, le modèle «inclusion» (Mauritanie, Sénégal, Côte d'Ivoire) favorise l'accès rapide à l'énergie et l'emploi informel, mais reproduit une dépendance aux importations. Pour l'Afrique, l'enjeu est de s'inspirer du modèle le plus efficace. Bilal Cherraji / Les Inspirations ECO