Avec «Wicked», la jeunesse des personnages clés du célébrissime «Magicien d'Oz» est projetée en salles depuis mercredi. Pleine d'humour, la comédie musicale est déjà nominée pour les Oscars. «Le Magicien d'Oz» est un classique qui a nourri l'imaginaire de toutes les générations du XXe siècle, jusqu'à la génération Z. Monument de la culture américaine, c'est à l'origine un roman pour enfants de Lyman Frank Baum, paru en 1900 aux Etats-Unis. À la demande de ses lecteurs, Baum avait lui-même écrit de nombreuses suites, entre 1907 et 1919. Cette ode aux valeurs des Etats-Unis a toutefois rencontré des opposants acharnés. Un livre persécuté Le site web «Banned Books Awareness» rappelle que le roman a été attaqué à plusieurs reprises. Il a été critiqué pour le fait qu'il représente des femmes en position de leadership fort. «En 1928, la ville de Chicago l'a interdit dans toutes les bibliothèques publiques. Dans les années 1950, la bibliothécaire de l'Etat de Floride a fait pression pour que les livres soient retirés de toutes les bibliothèques de l'Etat. En 1957, le directeur de la bibliothèque publique de Détroit a interdit «Le Magicien d'Oz».» Le professeur Russel Nye, de l'Université d'Etat du Michigan, avait publiquement répondu que «si le message des livres d'Oz — selon lequel l'amour, la gentillesse et l'altruisme rendent le monde meilleur — n'a plus aucune valeur aujourd'hui, alors peut-être est-il temps de réévaluer bien d'autres choses que la liste des livres pour enfants approuvés par la bibliothèque». En 1986, encore, sept familles de chrétiens fondamentalistes du Tennessee se sont opposées à l'inclusion du roman dans le programme scolaire. Elles «ont intenté un procès en se basant sur la description des sorcières bienveillantes du roman et sur la promotion de la croyance selon laquelle les attributs humains essentiels étaient "développés individuellement plutôt que donnés par Dieu"». Un reproche d'autant plus sidérant que dans les contes et légendes du monde entier, le plus souvent, des individus acquièrent leur trésor ou leur sagesse à travers une série d'épreuves disposées sur leur route par une forme de providence divine. Or, celle-ci est rarement nommée en tant que telle, et, précisément, les «bonnes» et «méchantes» fées en tiennent largement lieu dans le dispositif narratif — préservant ainsi la notion de transcendance pour les monothéistes. Ceci pourrait être exemplaire du problème que pose la lecture fondamentaliste, ou intégriste, non seulement des récits pour la jeunesse, mais du monde en général et des textes sacrés en particulier. Le roman original et le film de 1939 ne sont évidemment pas de ce niveau-là. Et il est vrai qu'il s'agit d'une fable d'inspiration humaniste, dont l'imitation des codes traditionnels lui permet de laisser la question religieuse en suspend. Toutefois, quoi d'étonnant, dans un pays majoritairement protestant, à ce que le «magicien», but de la quête et révélateur des vertus des personnages, se révèle n'être qu'un homme ? De plus, le protestantisme et l'humanisme n'ont certes pas le monopole de cette idée. Une comédie musicale venue de Broadway Le film «Wicked» est la première partie d'une adaptation en deux volets d'une comédie musicale de Broadway de 2003. Celle-ci était tirée d'un livre de Gregory Maguire, paru en 1995, s'inspirant de l'univers créé par Lyman Frank Baum. C'est dire la place du «Magicien d'Oz» dans la culture américaine. L'argument part d'une question simple : comment Elphaba Thropp, la «méchante sorcière de l'Ouest» jouée ici par l'extraordinaire Cynthia Erivo, est-elle devenue la «méchante sorcière de l'Ouest» ? La première scène se passe juste après le départ de Dorothy (donc la fin du film de 1939), tandis que la population célèbre la mort de ladite méchante sorcière, faisant la ronde avec Galinda Upland, la «gentille sorcière du Nord» interprétée par Ariana Grande-Butera. Cette dernière se souvient alors de leur lointaine amitié, à l'université... Ariana Grande avait commencé sa carrière à Broadway, à l'âge de 13 ans, elle est donc dans son élément et parfaite d'auto-dérision dans le rôle de la fille de bonne famille habituée à toujours obtenir ce qu'elle veut. «Une blonde», dit d'elle Elphaba, méprisante, au début de leur relation. Bien sûr, c'est le sujet du film, la «blonde» réserve bien des surprises dans son évolution, finement écrite et subtilement jouée. Toutefois, c'est sans conteste Cynthia Erivo qui crève l'écran. Pas seulement parce que le film tourne autour de son personnage, dont on comprend vite que le manque d'affection paternelle et les brimades de sa petite enfance pèsent lourdement dans son devenir de «méchante sorcière». Peau verte et discriminations En Grande-Bretagne, le British Board of Film Classification (BBFC), responsable du classement des films, a apposé un avertissement, alertant les spectateurs qu'il contient des scènes de discrimination contre les personnes à la peau verte. Ce qui n'a pas manqué de susciter une polémique locale. Les «ennemis» du Magicien d'Oz, on l'a vu, ne sont pas connus pour leur sens de l'humour. La métaphore, pour transparente qu'elle soit, n'est pas à prendre littéralement : si l'actrice Cynthia Erivo est noire, le rôle original, dans la comédie musicale, était tenu par une actrice blanche — sous un même maquillage vert. Idem pour le film de 1939, d'ailleurs. Autre point d'intérêt du scénario de «Wicked» : dans le merveilleux pays d'Oz, les animaux parlent et certains sont d'éminents professeurs d'université. Mais ils semblent subir une persécution qui ne dit pas son nom, puisque beaucoup disparaissent mystérieusement dans une indifférence quasi générale. Bref, ce monde imaginaire recèle beaucoup d'opportunités pour mettre en scène le passage à l'âge adulte des deux «sorcières», dont les actrices livrent une performance remarquable d'humanité, pleine de contradictions. Les décors sont sensationnels. Les spectateurs attentifs remarqueront un clin d'œil à l'architecture de la mosquée de Cordoue dans l'étonnante bibliothèque, mélange entre celle d'Oxford et «2001 l'Odyssée de l'espace». Seuls bémols : la présentation des personnages est un peu longuette, et si l'on n'aime ni les comédies musicales ni les films d'adolescence et de sororité scolaire, on risque de s'ennuyer un peu. Mais la voie des Oscars est déjà ouverte. «Wicked» est nominé dans les catégories meilleur film et meilleur réalisateur. Murtada Calamy / Les Inspirations ECO