C'est samedi prochain que les membres de la Fondation Abderrahim Bouabid dévoileront le détail d'un de leurs tous derniers rapports. Un document qui ne risque pas de passer inaperçu, car traitant d'une thématique assez sensible et dans lequel le Cercle d'analyse économique de la Fondation n'a pas mâché ses mots. En effet, ce groupe de réflexion s'est attaqué dans son analyse à l'existence (ou pas) d'une «stratégie globale de développement économique» pour le Maroc. Sur à peu près 100 pages, les conclusions de ce rapport (dont nous détenons une copie) rompent radicalement avec le discours officiel : depuis les années 2000 notre pays n'a pas réalisé de performances exceptionnelles. «Nous avons bénéficié, comme beaucoup, d'une conjoncture internationale favorable et en avons profité. Mais pas mieux que nos concurrents, loin s'en faut», assènent les rédacteurs du rapport. Pis encore, notre croissance demeure «beaucoup trop faible» et nos indicateurs de développement humain insuffisants. «Le parti pris de cette contribution est de refuser toute vision manichéenne en rejetant le faux dilemme présenté aux citoyens : applaudir sans réserve ou se retrouver accusés de nihilisme», indique le Cercle dans sa livraison. Ce rapport, dont la confection aura duré une année, vise, selon ses initiateurs, à «stimuler la discussion et le débat sur les grands sujets relatifs à la politique économique du pays». Dans le détail, l'étude a abordé cette problématique selon deux approches : la première est que les politiques publiques doivent assurer un décollage économique en l'espace d'une génération (une trentaine d'années), pour que le Maroc puisse prendre une position parmi les pays ayant un revenu médian élevé. La seconde parle de l'évaluation des progrès et des déficiences qui doivent se faire à partir d'une base intellectuelle «honnête et non biaisée». «Il est important de se comparer systématiquement aux pays concurrents les plus dynamiques pour mesurer ses progrès et de prendre un point de référence adéquat», indiquent les rédacteurs du rapport. En clair, il faut arrêter de comparer la situation avec celle des années 1990, considérée comme «année blanche» dans l'histoire de l'économie marocaine. Un taux de croissance «volatil» Des stratégies sectorielles, le Maroc en a lancé plusieurs depuis l'avènement du nouveau règne. Mais existe-t-il une stratégie globale qui orchestre l'ensemble des plans de développement économique ? Pour répondre à cette question, les économistes de la Fondation ont analysé l'évolution de la croissance économique sur la dernière décennie. Une croissance positive survenue dans une conjoncture internationale favorable et avec l'aide de conditions pluviométriques clémentes. Sauf que le Maroc n'a pas profité de cette conjoncture autant qu'il aurait dû le faire. «Nos voisins et concurrents directs ont quasiment tous cru à un meilleur rythme que le nôtre». Notre taux de croissance est resté « instable » et n'a pas dépassé, en moyenne, 1,64 %. «La volatilité de la croissance marocaine demeure forte», conclut le rapport. Sur ce registre, notre pays s'est fait largement dépasser par des pays tels la Tunisie, l'Egypte, la Jordanie... Et pour s'aligner sur ces pays, le Maroc est supposé atteindre un taux de croissance moyen de 6 % dans les prochaines années. L'objectif est de permettre aux Marocains d'atteindre un revenu moyen de 10.000 dollars au lieu de 2.800 actuellement. IDE, une «fausse» attractivité Par ailleurs, le rapport reconnaît que le niveau des investissements directs étrangers (IDE) s'est «sensiblement amélioré». Néanmoins, ces IDE restent concentrés sur quelques secteurs (tourisme et immobilier), en dehors des privatisations, et peu représentatifs d'une quelconque meilleure attractivité du pays. En cause, la forte corrélation des IDE avec la conjoncture internationale, performance médiocre du Maroc par rapport à ses concurrents. Si les IDE ne confortent pas la théorie d'un développement économique, nos exportations le font-elles ? Les économistes de la Fondation Bouabid répondent que non. Au contraire, on parle d'un déficit de la balance commerciale «alarmant». Nos exportations restent en effet concentrées sur certains produits spécifiques et non diversifiés. Résultat des courses : une diminution de la part du Maroc dans les exportations mondiales, du fait d'un déficit de compétitivité. Conclusion : le Maroc régresse ou stagne dans la plupart des classements internationaux. A titre d'exemple, le pays est classé 30e dans le secteur de l'offshoring, loin derrière l'Egypte et la Jordanie. Le rapport remet ainsi en question les trois arguments avancés par les officiels pour «justifier l'existence d'une stratégie cohérente de développement économique». Des arguments tels le dynamisme du triptyque « tourisme-immobilier-infrastructures », les progrès indéniables en prenant comme point de référence les années 90 et les chantiers initiés récemment (Maroc Vert, Emergence...). «Ces trois arguments ne résistent pas à l'analyse», dit-on. En effet, les années 90 sont considérées comme «blanches» et «post-ajustement structurel». Selon le rapport, la seule comparaison qui vaille est celle de nos progrès par rapport à ceux de nos compétiteurs. Quant au dynamisme du tourisme, le développement des infrastructures, aucun argument économique sérieux «ne justifie d'en faire l'alpha et l'oméga de la croissance économique», assène le rapport. Idem pour le secteur de l'immobilier résidentiel, «il s'agit d'un secteur ne générant pas d'externalités économiques globalement positives». Des pistes de réflexion... Le Cercle des économistes de la Fondation Bouabid s'est dit néanmoins «optimiste», car les pistes pour doter le Maroc d'une stratégie économique globale ne manquent pas. Comment donc transformer le Maroc en «tigre économique nord-africain» ? Le raisonnement du Cercle de la Fondation Bouabid se dit «simple». Il est basé sur la nécessité de mettre en place un système de gouvernance économique qui permette l'agrégation des préférences, l'arbitrage entre des intérêts économiques parfois divergents (subventionner un producteur agricole ou un consommateur)... En somme, la Fondation insiste sur trois points. Pour elle, le progrès économique nécessite inexorablement le débat, la transparence sur les motifs de prise de décisions et une liberté d'accès à l'information. «Sur tous ces points, le Maroc accuse un retard considérable», note le rapport. Pour rappel, les membres du Cercle d'analyse économique de la Fondation Abderrahim Bouabid est un groupement de réflexion et de recherche indépendant et non partisan, selon la Fondation. Sa mission principale est la promotion d'activités de recherche et d'analyse concernant les sujets relatifs à l'économie marocaine. Il regroupe des économistes, des chercheurs, des militants associatifs et des patrons d'entreprises. On retrouve ainsi des personnalités renommées tels Najib Akesbi, Fouad Abdelmoumni, Karim Tazi, Ali Bouabid... La politique des infrastructures nécessite d'un débat public L'Etat accorde une importance «démesurée» à l'infrastructure et le salut du Maroc ne viendra pas de la politique des «grands chantiers». Ce sont là les deux conclusions majeures de l'analyse du Cercle des économistes quant au volet relatif aux infrastructures. Celles-ci sont une condition nécessaire mais non suffisante à la croissance. Pour eux, il ne faut pas se faire d'illusions. «S'il suffisait de construire des routes, des ports, des aéroports et de bétonner à tout va pour devenir un pays à fort niveau de développement, cela se saurait...», lit-on dans le rapport. Ce dernier parle des arbitrages qui s'imposent au regard du retard social du Maroc. Et aux rédacteurs d'enchaîner des interrogations : Y a-t-il réellement une demande pour le TGV aujourd'hui ? Quelle évaluation fait-on de l'impact des projets d'infrastructure déjà développés ? Quid de l'introduction de la concurrence dans la fourniture de services d'infrastructures ?...En somme, les rédacteurs du rapport insistent sur le fait qu'investir lourdement dans les infrastructures «n'est pas économiquement durable pour stimuler la croissance». Pari incertain sur le tourisme et l'immobilier Pour le Cercle des économistes de la Fondation Bouabid, le Maroc ne peut pas construire sa stratégie de développement économique sur les seuls secteurs du tourisme, de l'immobilier et de l'infrastructure. «L'immobilier est un secteur improductif qui introduit des distorsions spéculatives et inflationnistes potentiellement graves pour l'économie», explique-t-on. L'immobilier aurait aussi des effets négatifs tels la «désindustrialisation» et une augmentation des prix des bien non échangeables. «L'argument social est peu recevable», tranche le rapport. Selon ce dernier, il est «évident» qu'une politique de logement social volontariste est une composante clé de toute politique sociale digne de ce nom, mais il y a d'autres moyens d'aboutir à des résultats «meilleurs et à moindre coût». «L'exemple de l'Espagne devrait nous inciter à plus de prudence», souligne-t-on. Concernant le tourisme, il s'agirait, selon la même source, d'un secteur qui mérite d'être encore plus développé. Il ne peut être à lui seul le moteur de la croissance. «Il faut aussi réaliser qu'une économie trop dépendante du tourisme court le risque d'une spécialisation prématurée irréversible», indique-ton. Analphabétisme économique L'une des contraintes majeures d'un décollage de l'économie marocaine est l'«analphabétisme économique», pour reprendre les termes du Cercle d'analyse économique de la Fondation Bouabid. On note en effet que les rares documents qui existent autour des politiques publiques n'intègrent pas les concepts économiques les plus éprouvés, tels que l'analyse du rapport «coût-bénéfice», le calcul des taux de retours économiques des projets proposés, ou encore l'identification et l'analyse des options alternatives. Le Cercle parle aussi de «l'ignorance des leçons du passé». La Fondation regrette l'absence de ce qu'elle appelle des «instances et programmes rigoureux d'évaluation des politiques publiques». Il s'agit d'outils de décision et d'indicateurs qui éviteraient aux officiels de répéter les erreursdu passé. Pour illustrer cet «analphabétisme économique», les économistes de la Fondation citent l'adoption de politiques publiques vouées d'avance à l'échec, telles Moukawalati ou l'«illusion de créer des entrepreneurs ex nihilo».