Le Maroc est-il en train de perdre sa bataille maritime avec les espagnols ? En tout cas, les signaux lancés par les professionnels, depuis un certain temps déjà, ne laissent rien présager de bon. Malmenés par la concurrence étrangère et les effets de la libéralisation du transport maritime, les opérateurs maritimes se tournent une fois de plus vers les pouvoirs publics, en lançant un véritable signal de détresse. «Le Comité central des armateurs marocains (CCAM) demande au gouvernement d'agir en urgence pour sauver le secteur», lance Mostafa El Fakhir, secrétaire permanent du CCAM. Sinon, il n'y aura bientôt plus de navires battant pavillon marocain pour continuer à assurer le transport de marchandises et de passagers. Cela mettrait les entreprises étrangères concurrentes, notamment les Espagnoles, dans une situation de monopole de fait. Il y a un risque de détournement du transport des passagers vers les ports des villes occupées de Sebta et Melilla, privant, par la même occasion, les quais du port de Tanger Med de leur trafic passager. En effet, il s'agit là d'un vrai business qui consiste dans le transport de plus de 2 millions de MRE annuellement. Ce scénario catastrophe n'est pas à exclure. Il y a deux mois, alors que la grève battait son plein dans le port de Tanger Med, la plupart des compagnies maritimes étrangères ont transféré leurs activités vers les ports espagnols (www.leschos.ma). «Aujourd'hui la crainte est que le même scénario se produise pour le Tanger Med passager», affirme El Fakhir. Paradis fiscaux Ce risque de monopole des opérateurs espagnols pourrait, selon les opérateurs maritimes, servir de carte de pression sur le gouvernement marocain pour décrocher des concessions durant les négociations commerciales. Le risque est de plus en plus présent, puisque les compagnies étrangères basées dans des paradis fiscaux comme le Panama ou le Libéria s'accaparent, selon le CCAM, plus de 90% du trafic maritime de marchandises. Plus de 70% du chiffre d'affaires annuel du secteur, soit 27 MMDH (dont 70% en devises), est réalisé par les entreprises étrangères. Résultat: le rendement fiscal du secteur est très bas puisqu'il repose uniquement sur l'activité des entreprises nationales. Ceci sans oublier que l'assurance au Maroc est plus chère qu'à l'étranger. «Un navire paie ses officiers 30% plus cher que ceux des navires étrangers. Ces derniers viennent opérer au Maroc sans payer aucune taxe avec des salaires très bas», ajoute El Fakhir. Bien évidemment, cette situation est la résultante du manque de compétitivité des entreprises marocaines qui estiment qu'elles sont assujetties à un régime fiscal «non compétitif (IS, TVA, IR...), face à des compagnies étrangères totalement exonérées d'impôts et en situation de monopole de fait». De plus, celles-ci évoluent dans un cadre légal et réglementaire dépassé, le secteur étant toujours régi par le Code du commerce maritime de 1919. «Il ne faut pas oublier non plus que le gouvernement, en libéralisant le secteur en 2007, de manière unilatérale et précipitée, n'a pas laissé le temps aux opérateurs nationaux de se mettre à niveau, D'ailleurs, aucun accompagnement des entreprises marocaines n'a été opéré», déplore le secrétaire permanent du CCAM. Mémorandum Pour redresser la situation, les professionnels, regroupés au sein du réseau des associations maritimes et portuaires, ont adressé un mémorandum au gouvernement. Sur le court terme (2 ans), les professionnels demandent l'adoption de lois réglementant les professions des agents maritimes, courtiers d'affrètement et experts maritimes (projet de lois déjà prêts ou en cours). Plus encore, ils sollicitent l'instauration du pavillon BIS pour les navires de commerce (projet de loi déjà prêt) et «une équité fiscale, pour établir une concurrence loyale entre les entreprises marocaines et leurs concurrentes étrangères». C'est le cas du dispositif de la Taxe au Tonnage qui imposera les entreprises non plus en fonction des bénéfices ou des pertes qu'elles réalisent du fait de leurs activités, mais en fonction du tonnage des navires qu'elles exploitent, quel que soit leur résultat d'exploitation. L'autre dispositif porte sur la retenue à la source. Là, il s'agit d'étendre l'exonération de la retenue à la source de 10%, prévue pour les droits de location et d'affrètements des aéronefs, aux opérations portant sur les navires. L'émergence d'une «vraie industrie maritime» À moyen terme, les opérateurs demandent la mise en place d'un contrat-programme pour l'émergence «d'une vraie industrie maritime nationale, ainsi que la réorganisation de la gouvernance publique des secteurs maritime et portuaire». À savoir que le Maroc dispose actuellement de deux administrations en charge de la sécurité maritime, sauvetage, gestion des gens de mer, pollution... Il s'agit aussi de créer un observatoire national maritime et portuaire, dont la mission consiste à «mesurer et suivre les différents indicateurs de performance des deux secteurs et leur positionnement par rapport à l'international ». Ces mesures devraient, selon le réseau des associations maritimes et portuaires du Maroc, permettre aux entreprises marocaines d'atteindre, dans les 5 prochaines années, près de 35% de parts de marché, pour un chiffre d'affaires du secteur estimé à 34 MMDH en 2017. Le Maroc pourrait également disposer d'une flotte marchande nationale comptant 50 navires (dont au moins 5 vraquiers, 5 pétroliers et 4 chimiquiers pour sécuriser l'indépendance du transport maritime des produits alimentaires, énergétiques et phosphates importés et exportés), avec une capacité de chargement de 500.000 tonnes. Ceci permettrait la reconstitution d'une flotte représentant au moins 75% de la taille qu'elle avait durant les années 1980-1990. Durant cette époque, le Maroc avait initié une vraie politique maritime, qui lui avait permis de disposer de 66 navires avec une capacité de chargement de marchandises de 660.000 tonnes couvrant plus de 25% de ses échanges avec l'étranger. Aujourd'hui, et en dépit du développement de l'économie nationale, le Maroc ne compte plus que 26 navires pour une capacité de 120.00 tonnes. De son côté, le taux de couverture des échange extérieurs est tombé à moins de 10%. Pire encore, pour le transport des 28 millions de tonnes de phosphates de L'OCP, le Maroc ne dispose d'aucun navire vrac, alors qu'il en avait 16 lorsque le phosphatier n'exportait que 15 millions de tonnes par an. Enfin, l'adoption de ces mesures devrait, selon les opérateurs, générer plus de 10.000 emplois additionnels directs et indirects. Aujourd'hui, le secteur emploie plus de 5.000 salariés directement et 25.000 indirectement. Quant aux investissements attendus, ils devraient atteindre plus de 18 milliards de DH.