Nous sommes tous sensibles au charme des personnes non conformistes qu'on considère comme authentiques et courageuses. Quand Robin Williams, dans une scène du film «Le cercle des poètes disparus», a demandé à ses étudiants d'arracher la première page de leur livre où l'on présentait une vision assez orthodoxe de la poésie, quand il est monté sur le bureau et a crié fort sa vérité, il donnait une image atypique du professeur. On ne peut qu'admirer cette rébellion symbolique qui rapproche le prof et ses étudiants. En son temps, le ministre Jacques Lang avait aussi cherché à communiquer son particularisme en s'éloignant de l'image stricte qu'on pouvait se faire d'un homme politique. Il est entré à l'Assemblée nationale en 1981 avec une chemise à «col Mao». Ce geste avait beaucoup choqué ses collègues, qui avaient trouvé dans cette «indiscipline vestimentaire» une atteinte à l'image de l'institution. Mais Lang s'adressait à un autre public. Il voulait marquer une rupture avec l'image classique du politique et affirmer que sa nouvelle situation ne changerait rien à sa manière d'être, qu'il restait un homme normal, un homme du peuple. Les socialistes français affectionnent tout particulièrement ses messages symboliques au point qu'on les accuse de populisme. Kouchner avait ainsi porté sur ses épaules des sacs de riz devant des caméras pour les offrir aux Somaliens confrontés à la famine en 1992. Ces gestes, qui s'adressent à nos émotions, posent toujours la question de leur sincérité. La même question se pose pour notre nouveau chef de gouvernement. Benkirane est différent de tous les Premiers ministres qui l'ont précédé à ce poste. D'abord par son appartenance à un parti islamiste qui accède pour la première fois au pouvoir, puis parce que la nouvelle Constitution lui donne bien plus de pouvoir. Sa responsabilité est d'autant plus grande que sa singularité mérite d'être examinée. Il y a chez lui une altérité qui marque une rupture que beaucoup de Marocains attendaient certainement dans le monde de la politique. Sa spontanéité, souvent qualifiée par ses adversaires de populiste et feinte, donne quand même l'impression que l'homme se contente d'être ce qu'il est. Ses gestes et attitudes sont celles qu'il a dans son quotidien. Une manière d'être qui n'a pas varié, malgré son changement de statut. Les personnes qui accèdent aux responsabilités avec des privilèges importants, ont souvent peur qu'on les accuse de renier leur milieu, leur entourage ou leurs idées. Plusieurs personnes dans l'entourage du chef du gouvernement assurent que «l'homme ne changera pas». Et c'est peut-être là le problème, parce que Benkirane devrait en réalité changer. La spontanéité de Benkirane peut déranger, parce qu'elle ne colle pas à l'image que l'on se fait d'un chef de gouvernement. S'agit-il de désintérêt, d'oubli, ou de mauvais goût ? Parfois, les «fautes» de communication sont les meilleures communications. Quand j'ai vu Benkirane sur le plateau de la première chaîne, avachi dans un fauteuil moelleux, sans cravate, l'homme renvoyait l'image d'une personne simple, paternelle, rassurante quelque part. Mais c'est loin d'être l'image que je me fais personnellement de l'homme politique responsable, sérieux, sévère même, quand sa responsabilité l'impose. Benkirane avait cherché à communiquer sa simplicité et sa bonté, au point que je me suis demandé s'il pouvait prendre des décisions douloureuses quand cela sera nécessaire. Puis je me suis rendu compte que si cette image bousculait mes perceptions de la fonction, elle convenait, bien au contraire, aux millions de Marocains qui ne partagent pas mes «connaissances théoriques» sur l'habit et l'attitude à adopter quand on est chef de gouvernement. Les gens sont peut-être devenus si sensibles à la mauvaise «mise en scène» politique et à la langue de bois, que le langage simple de Benkirane n'est plus pour eux que sincérité et authenticité. Benkirane est une nouvelle marque de l'homme politique qu'on ne connaissait pas encore chez nous. Il a un franc parlé et un discours qui ressemble à s'y méprendre à celui des discussions qu'on peut tenir avec des amis dans un café. C'est bien de marquer sa différence et de rester spontané, mais il y a dans ce domaine des limites à ne pas transgresser. Benkirane n'est plus le secrétaire général du parti qui s'adresse à ses partisans. Il est aujourd'hui le chef du gouvernement et devrait à ce titre s'adresser à tous les marocains, ses adversaires bien plus que ses partisans. Certains ont voulu voir dans son refus de porter la cravate le refus d'un symbole de la modernité à l'occidental. C'est son droit de ne pas aimer les cravates, mais quand ce droit risque d'être interprété comme une prise de position qui n'est pas la sienne, il est de son devoir de ne pas laisser ces symboles brouiller sa communication. Tout parle dans un homme politique de ce niveau, et on ne peut pas se satisfaire de la spontanéité comme seule communication, quel qu'en soit le charme.