Jeudi 20 mai, 15h30. Ouverture des marchés actions à Wall Street. Il n'y a pas de miracle, le Dow Jones ouvre encore une fois en forte baisse, confirmant la tendance de ces derniers jours. Dès les premiers échanges, on comprend que ce n'est certainement pas aujourd'hui qu'il faudra attendre un rebond. Un trader au fond de la salle hurle, mi-sérieux, mi-amusé : «C'est la fin des marchés ! On va tous mourir !». Ceux qui ne sont pas encore blasés de cette mauvaise blague (ce n'est évidemment pas la première fois qu'il crie aujourd'hui) sourient. On va tous mourir... Le plus tard possible, merci, mais il est vrai que c'est la seule certitude qu'on ait aujourd'hui, tant le marché est imprévisible. Il faut dire qu'après cette folle journée du 6 mai, où les indices actions avaient complètement dévissé, il s'en était passé, des choses. Tout d'abord, la très forte baisse en séance de ce jour-là avait été attribuée à une erreur humaine. Un opérateur aurait confondu «millions» et «milliards» en passant une transaction électronique sur une action, ce qui n'est pas vraiment anodin. La panique qui s'était ensuite emparée des indices en quelques minutes avait été attribuée aux ordres automatiques des programmes de trading, qui s'étaient alors complètement emballés. Explication acceptée par tout le monde. Dans ces moments exceptionnels, il est toujours plus confortable d'accuser un système informatique qui n'a pas fonctionné. Et, surtout, il y avait eu le week-end suivant la mise en place du fameux plan de sauvetage européen destiné à sauver la Grèce et à soutenir les autres pays en difficulté au sein de l'Europe. Un plan colossal, qui devait engager pas moins de 750 milliards d'euros, et qui avait l'adhésion du Fonds monétaire international et de la Banque centrale européenne. Tout semblait pointer vers un rebond des Bourses, ou tout du moins une accalmie. Le rebond attendu a bien eu lieu. Sauf qu'il a duré... 24 heures. En effet, après une brusque remontée, l'euro avait rapidement repris sa tendance baissière, et s'enfonçait de plus en plus. La plupart des traders de la salle, y compris ceux qui habituellement ne s'intéressent que de loin aux marchés des changes, affichent sur l'un de leurs écrans un graphique de la parité de l'euro contre dollar. Et la courbe a baissé encore et toujours, tout au long de la semaine. 1,30... 1,28...1,23... A ce rythme effréné, l'euro sera bientôt à parité avec le dollar ! Mais ce n'est pas tant le cours de l'euro qui nous effraye, mes collègues et moi. Car on le sait bien, il représente surtout le manque de confiance que le monde entier accorde aux instances européennes. Les différents dirigeants montrent très peu de cohésion, des rapports de force s'installent, et surtout les députés allemands, peu avares de commentaires acerbes dans la presse ces jours-ci, n'arrangent rien, bien au contraire. En effet, le plan de sauvetage n'a pas tout résolu : les Allemands sont en pleine période d'élections régionales, le parti de Mme Merkel perd du terrain, et les contribuables ont du mal à digérer les conséquences du fameux plan. Ils devront en effet payer la plus grosse part, soit près de 150 milliards d'euros pour sauver la zone euro. Et c'est au moment où on évalue toutes ces données que le gouvernement allemand fait une nouvelle annonce : il interdit unilatéralement les ventes à découvert sur une série d'actions bancaires, ainsi que sur les obligations d'Etat. Unilatéralement, parce que la décision n'est pas suivie par les autres pays de la zone, qui émettent d'ailleurs des doutes, comme la ministre des Finances française Christine Lagarde, sur l'efficacité d'une telle décision. Efficacité plutôt douteuse à mon avis aussi, puisque les investisseurs ont toujours la même réaction lorsqu'ils sont dans le flou : ils vendent leurs actifs en attendant d'en savoir plus. Et les actions plongent de plus belle. En l'espace de 10 minutes, sur les messageries instantanées qui me relient aux autres banques, je reçois 10 fois la même blague qui fait le tour du marché : «Merkel interdit les buts contre l'Allemagne à la Coupe du monde». Cela résume bien l'efficacité de l'annonce. Mais surtout, ça me rassure : même dans les turbulences, on garde le sens de l'humour. On va tous mourir, c'est sûr, mais en riant, ça passera mieux. En attendant, la situation des indices boursiers ne s'arrange pas. On est maintenant plus bas que lors du fameux 6 mai. Et cette fois-ci, on ne peut blâmer aucune erreur ou panne informatique. On assiste bien à un retournement de tendance. On se rend compte que l'Europe traverse sa plus grande crise depuis sa création, et l'on craint qu'un scénario catastrophe ne se réalise : qu'un pays fasse réellement défaut, ou qu'un autre décide de sortir de la zone euro... La prime de risque de la Grèce affiche d'ailleurs, malgré les plans de sauvetage, une probabilité de défaut de 47% sur les cinq ans à venir... Moins catastrophistes, de nombreux économistes prédisent toutefois un impact très négatif des plans de rigueur que l'Europe met en place. Cela entraînera au mieux une croissance nulle, au pire une nouvelle récession. De plus, des nouvelles inquiétantes s'accumulent et ajoutent à la morosité. Les Etats-Unis sont en cours de validation d'une réforme du système financier dont on ne connaît pas encore toutes les conséquences, la Chine semble accélérer un resserrement monétaire pour ralentir son secteur immobilier qui ressemble de plus en plus à une bulle, et le ton monte dangereusement entre les deux Corées au sujet d'une frégate coulée il y a deux mois...Une nouvelle guerre, en plus des problèmes économiques serait catastrophique. Pendant que je me fais ces réflexions, les marchés continuent de bouger à une vitesse folle. La turbulence des marchés, qui est mesurée par un indicateur mathématique appelé volatilité, s'envole. La plupart des actifs continueront probablement à subir de fortes variations dans les prochains jours, comme des montagnes russes. Et j'ai le sentiment, quel que soit le résultat des courses, que ce sont des moments historiques dans la construction européenne.