la Tunisie osa ce que nous n'osâmes pas. Parce qu'elle avait ce que nous n'avions et n'avons toujours pas : des éclairés parmi ses islamistes. C'est donc de Tunis, encore, qu'un signal politique fort s'est fait entendre ce dernier week-end. Adressé par Ennahda, le parti islamiste tunisien. Une hirondelle ne fait pas le printemps, mais comment ne pas accueillir avec espoir les dernières nouvelles en provenance de la Tunisie. L'espoir qu'enfin quelque chose serait en train de se produire sur le front idéologique, quelque chose qui serait le début de la fin de cet islamisme politique importé d'Egypte et qui, en trente ans, aura induit une profonde régression sociétale dans l'ensemble du Maghreb. La petite Tunisie ne cessera de nous surprendre par la hardiesse de ses ruptures. Ou, plus précisément, de ses avancées sur le chemin de la démocratie. Après la révolution du jasmin qui, en chassant les Ben Ali du pouvoir, enclencha le processus des «printemps arabe» et une transition politique lors de laquelle la Tunisie eut un chef de l'Etat (Moncef Marzouki) issu de la gauche laïque adoubé d'un Premier ministre (Rachid El Ghanouchi) islamiste, le pays s'est doté le 30 janvier 2014 d'une Constitution véritablement révolutionnaire. Révolutionnaire car, avec son article 6, elle a fait de la Tunisie le premier pays arabo-musulman à inscrire la liberté de conscience parmi ses droits fondamentaux. Le pas fut d'autant plus remarquable qu'il s'est fait avec l'aval des islamistes, majoritaires au gouvernement comme à l'Assemblée. A titre de comparaison, que l'on se souvienne. En 2011, nous élaborions notre propre Constitution. Or, alors que nous étions à deux doigts d'y inscrire cette précieuse liberté de conscience, et donc de brûler la politesse aux Tunisiens en étant les premiers à nous targuer d'une telle audace, le secrétaire général du PJD, Abdelillah Benkirane, se répandit en imprécations contre «les laïcs (qui) veulent répandre le vice parmi ceux qui ont la foi. Ils veulent que, dorénavant, les citoyens puissent proclamer le péché». Ses menaces de faire voter son parti contre la nouvelle Constitution portèrent leurs fruits : la mouture finale du texte constitutionnel fut expurgée de la référence à la liberté de conscience. Trois ans plus tard, la Tunisie osa ce que nous n'osâmes pas. Parce qu'elle avait ce que nous n'avions et n'avons toujours pas : des éclairés parmi ses islamistes. C'est donc de Tunis, encore, qu'un signal politique fort s'est fait entendre ce dernier week-end. Adressé par Ennahda, le parti islamiste tunisien. Du 20 au 22 mai, ce dernier a tenu son Xe congrès avec la participation de quelque 10 000 congressistes. La rencontre s'est conclue sur une motion révolutionnaire, adoptée à une large majorité. Cette motion scelle la fin d'Ennahda en tant que parti religieux en posant «la séparation entre la fonction politique et les fonctions sociétales du mouvement». De ce fait, Ennahda «sort de l'islam politique pour entrer dans la démocratie» et devenir «un parti civil». La veille du congrès, dans un entretien exclusif avec Le Monde, son leader historique, Rachid Al Ghanouchi, s'était longuement étendu sur cette révision doctrinale. Les causes avancées tiennent à l'évolution du pays, l'islam politique ayant perdu, selon Ghanouchi, sa justification en Tunisie après la révolution de 2011 et la mise en place de la Constitution de 2014. Egalement au dévoiement du concept, défiguré par l'extrémisme violent véhiculé par Al Qaeda et Daesh et avec lequel Ennahda ne veut plus être confondu. La formation entend désormais se concentrer sur «les problèmes quotidiens, de la vie des familles et des personnes». Elle ne veut plus être un parti qui parle du Jugement dernier à ses concitoyens. Enfin, Al Ghanouchi a conclu en insistant sur l'importance d'apprendre à accepter l'Autre. «On a besoin d'apprendre à coexister, à cohabiter avec la différence», a-t-il déclaré. Depuis début 2015, Ennahda est partie prenante d'une coalition gouvernementale dirigée par son ancien adversaire Nidaa Tounes. En Tunisie et ailleurs, cette évolution majeure d'un parti islamiste, dirigé par une des grandes figures du mouvement islamiste maghrébin, est décortiquée à la loupe. Assiste-t-on à une transformation dans ses fondements de la formation ? L'islamisme tunisien va-t-il réellement enfanter, sur le modèle des démocrates-chrétiens européens, des «démocrates musulmans» respectueux des valeurs démocratiques ? Ou n'est-ce là que tactique politicienne à visée électoraliste pour être en phase avec des Tunisiens qui, à 73% d'entre eux, sont pour une séparation entre la politique et la religion ? Dans tous les cas de figure, cette décision n'est pas anodine. Opportunisme politique ou mue sincère, elle montre que les lignes bougent. Rachid Al Ghanouchi et les siens ont l'intelligence de tirer les leçons de l'évolution dramatique à laquelle l'instrumentalisation de la religion à des fins politiques conduit à terme. Les nôtres sauront-ils en faire autant ? Il y a fort à en douter quand on entend notre chef du gouvernement expliquer l'absence de pluie par le mauvais comportement de ses concitoyens !