Le poète en moi explique le phénomène par la malédiction du chiffre 12. En 1212, la dynastie almohade perdit la bataille de Las Navas de Tolos. En 1912, c'est la fécondité par viol d'une modernité qu'on n'aura pas produit. Et 2012 donc ? il y a le chiffre 12 qui annonce quelque chose de profond. Le legs de Lyautey aura bravé le temps. Il aura défié la logique du moment. Partout, dans le monde arabe et ailleurs, ce sont les mouvements de libération qui auront les commandes du pouvoir, sauf au Maroc…Le mouvement national aura tout au mieux quelques strapontins pour bourgeois, et la traque, l'emprisonnement, l'exil, et un espace d'opposition, sous contrôle, pour ceux qui se prévalaient d'une légitimité de combat pour l'indépendance…A l'orée de l'indépendance, le peuple disait dans une de ses maximes : la faucille (par laquelle on nous fauchait) est la même, seul le manche a changé. Les deux structures, celle qui procède de la tradition (makhzen) et l'autre moderne (néo-chérifienne) qui faisaient l'ordre colonial et post-colonial coexisteront. La structure moderne, héritée de la colonisation, qui siègera en lieu et place de la Résidence générale, affinera ses méthodes et recrutera les meilleurs cadres…Mais elle finira par présenter des signes d'essoufflement, d'abord, par un attrait excessif à la technicité, qui prendra le dessus sur la dimension humaine en faisant fi de la complexité de la société. Jadis, structure qui répond à l'obligation de résultat, elle devient, par une propension à la technicité et une dérive technocratique, tenue beaucoup plus par le «process» que par la fin. Jadis, instance de réflexion et de décision, elle devient uniquement une instance d'exécution. La «réflexion» et la «décision» seront externalisées. Ce sectionnement entre conception, prise de décision et son exécution, déteindra négativement sur sa capacité d'anticipation, d'encadrement, et partant mettra à rude épreuve sa légendaire efficacité. Cette dérive déteindra sur ses éléments qui ont une certaine idée du Maroc et de la chose publique, qui seront de plus en plus inhibés, voire traumatisés. Structure hermétique par essence, des bruissements d'un mal-être finiront par filtrer…Ce n'est plus un corps mais un ensemble d'organes…Une évolution qui ne manquera pas d'éroder l'image dont se parait la structure auparavant. Elle n'était pas, certes, l'objet de sympathie, mais ni la structure ni ses éléments n'ont fait auparavant l'objet de mépris ou d'insolence. Elle sera mise à mal par ceux censés la protéger…Quelque chose est cassée dans cette belle structure, fruit d'une greffe et d'un long processus de maturation. Parallèlement, la société évoluera en dehors des canons de la structure «résidentielle» ou territoriale… La structure semble en panne d'imagination. En somme, elle n'échappera pas à la loi d'airain d'Ibn Khaldoun, les structures naissent, atteignent leur apogée puis périclitent… Il faudra peut-être ajouter un nouvel élément qui explique la «grandeur» de cette structure, épine dorsale du pouvoir au Maroc. La structure du pouvoir était adossée à la «métropole», et la «métropole» n'est plus ce qu'elle était. Des sirènes de déclin la guettent, et elle est prise en tenaille entre les «Boches» d'un côté et la perfide Albion de l'autre…Elle s'est mise à la remorque des «Amerloques»…Signe des temps ! Sans parler de ses propres tourments internes…Il y a un après-Merrah désormais susceptible de changer l'ordre des priorités en interne comme dans les rapports avec «Outre-mer». L'islamisme est en train de muter. A côté de l'islamisme urbain, conservateur et soluble dans les moules du makhzen, il y a l'islamisme d'essence rurale, révolutionnaire par nature et qui dans l'histoire du Maroc a été source de grands remous, avec un autre islamisme, produit de la «rurbanité», rigoriste et réactionnaire… La lame de fond amazighe est en train de devenir ce qu'elle a toujours été : un phénomène sociologique et politique, se démarquant de plus en plus des contours culturels où on a voulu la circonscrire. Les deux plaques, islamisme et amazighité, marquent déjà la croûte du paysage politique et dessinent les reliefs escarpés de la contestation…Il n'est pas dit que les deux grandes plaques culturelles «tectoniques» s'entrechoquent dans l'avenir. Le paysage politique et culturel est traversé par différents courants dont certains sont nouveaux et qui ne sont plus sous contrôle…Ce n'est plus le makhzen avec ses affidés à côté de quelques «protégés», jouissant de capitulations «occidentales», somme toute gérables et acceptables, mais l'intrusion de nouvelles forces qui sont en train de façonner le paysage culturel et, partant, politique, la Turquie et l'Iran… Et qui sait, si demain l'Algérie ne voudrait pas faire ce qu'elle a toujours souhaité faire : peser sur les choix du Maroc à l'intérieur du Maroc, à travers la société civile ou la presse, comme elle avait voulu faire un moment avec l'UNFP. Les locataires de Mouradia se voyaient un moment dans l'accoutrement de Charles Jonnart, gouverneur général d'Alger et parrain de Lyautey, ou, à défaut, de Si Kaddour Benghabrit, cet Algéro-marocain d'exception qui avait servi de liant entre la structure traditionnelle et la Résidence générale. Le poète en moi explique le phénomène par la malédiction du chiffre 12. En 1212, la dynastie almohade perdit la bataille de Las Navas de Tolosa, qui mit l'Afrique du Nord sur la défensive et changea en profondeur aussi bien la structure du pouvoir que la culture du Maghreb. En 1912, c'est la fécondité par viol d'une modernité qu'on n'aura pas produit. Et 2012 donc ?…Il y a le chiffre 12 qui annonce quelque chose de profond. L'historien fait plutôt référence à ce grand philosophe, Marx, qui disait que «l'histoire évolue par le mauvais côté». Rien à déplorer en somme, c'est l'Histoire qui est en mouvement.