l'écriture à la main obéit à une toute autre logique. Et, surtout, elle laisse des traces sous forme de rature, de gribouillis ou de petits dessins qui sont autant de traces des hésitations devant les mots qui se bousculent. Entre deux mots, comment choisir le moindre ? C'est une question que l'on pourrait se poser lorsqu'on connaît le bon conseil de Valéry qui préconisait la concision mais sans en faire une vertu littéraire. Dans tous les cas, il y en a qui l'ont bien entendu sans le lire. En effet, la prose qui circule sur les téléphones portables et le net va plus loin encore dans la concision. Une nouvelle langue abrégée est née, plus économe que le vieux style télégraphique avec ses «stop» et ses mots calibrés au centime près. Par ailleurs, c'est en graphie latine que les usagers de cette novlangue communiquent tout en introduisant astucieusement des chiffres pour restituer la phonétique arabe. Le tiercé 9-3-7 permet en effet de contourner la difficulté de la prononciation et autorise ainsi une nouvelle écriture «marocanisée» et hautement intelligible. Partie de SMS, ce nouvel idiome a gagné les échanges et consolidé les liens entre les membres, de plus en plus nombreux, de la communauté des réseaux sociaux comme Facebook et Twitter. Cette nouvelle pratique communicationnelle vient se greffer sur moult carences en matière de culture générale et se heurte à un bilinguisme mal assimilé. Plus encore, l'illusion du «sachant» que donne l'usage de l'écriture sur écran et l'interactivité instantanée qui s'en suit confèrent à certains usagers une posture, voire une autorité dont ils tirent ce qu'ils croient être une légitimité intellectuelle. Cela explique souvent le discours hargneux et prétentieux de certains internautes qui, en plus de n'être ni des arabophones convaincants ni des francophones aboutis, font étalage d'inepties et d'immaturité à tous les étages, tant sur le plan politique que culturel. Le style, si l'on ose parler de style, autant que le fond sont d'une indigence inqualifiable. Reste le ton tonitruant du propos et la violence du discours encouragés par l'anonymat et la virtualité de l'outil. On laissera aux linguistes et aux experts du langage le soin d'étudier et d'analyser ce phénomène langagier et de nous dire si la langue dialectale marocaine se forgera un avenir dans ce verbiage et cette volubilité numérique. Restons dans l'écriture sur ordinateur pour faire une comparaison avec celle, manuelle, qui a été le lot de quelques générations. Ceux qui ont commencé par apprendre l'écriture par la calligraphie au m'sid, dès l'aube, à jeun et sous l'œil torve d'un fqih ronchon, entretiennent encore et toujours avec l'écran une relation étrange, voire étrangère. Ces derniers Mohicans existent encore car deux générations démographiques seulement, soit une cinquantaine d'années, ont permis le passage de la planche coranique au numérique. Il y a eu d'abord, au début de l'apprentissage sur une vieille bécane ( vue aujourd'hui comme un bidule antédiluvien), le Mac classique muni de ces affreuses disquettes, ancêtres des clés USB, qui s'entassent, s'entrechoquent ou se bloquent dans le ventre de la machine. D'où la méfiance et la hantise que les textes disparaissent à jamais dans les limbes de la technologie. Plus tard, au fur et mesure de l'évolution rapide des machines et de leurs performances, la hantise du texte disparu demeure malgré l'acquisition d'une certaine assurance. La méfiance est de mise et va parfois jusqu'à une mouture manuscrite avant la saisie du texte sur ordinateur. Sauf que l'écriture à la main obéit à une toute autre logique. Et, surtout, elle laisse des traces sous forme de rature, de gribouillis ou de petits dessins qui sont autant de traces des hésitations devant les mots qui se bousculent. Point de traces lorsqu'on saisit un texte directement sur la machine. Elle efface et avance sûre d'elle-même et dominatrice. Sans faire dans le passéisme, on peut dire que la saisie de texte sur écran est quand même une écriture hors sol, au sens où à la main elle est ancrée (encrée ?) dans le papier qui vient de la pâte à papier, qui vient du bois, qui vient de l'arbre lequel est planté dans le sol. Pour conclure et à propos d'arbre et d'ordinateur, Umberto Eco écrit, dans un livre d'entretiens érudits avec Jean-Claude Carrière intitulé N'espérez pas vous débarrasser des livres (Grasset et disponible en Livre de poche) : «Nous utilisons l'ordinateur mais nous imprimons comme des fous. Pour un texte de dix pages, j'imprime cinquante fois. Je vais tuer une douzaine d'arbres alors que je n'en tuais peut-être que dix avant l'entrée de l'ordinateur dans ma vie».