Trente ans après sa naissance aux Etats-Unis, vingt ans après son épanouissement en France, le hip-hop, dans sa composante rap, commence à s'imposer au Maroc. Le rap génère le plus de talents dans l'industrie marocaine du disque. Petite histoire de cette marche triomphale. A l'aube des années 1970, un quintette de flibustiers chevelus déboule du Hay Mohammadi pour prendre d'assaut la citadelle musicale engoncée dans la mélodie sirupeuse. Nass El Ghiwane l'ont vite conquise par leurs audaces musicales et leurs choix éthiques. Emoustillés par le triomphe inespéré de ces pionniers de la chanson rebelle, plusieurs groupes se mettent sur les rangs. Mais quand la vague se retirera, elle emportera beaucoup de gloires fragiles. Seuls surnagent Nass El Ghiwane, Jil Jilala et Lemchaheb. Ils le méritent, tant ils font montre de talent, d'énergie et de créativité. Las ! ils ne vont pas pouvoir entretenir le feu grégeois allumé à leurs débuts. Auteurs des virulents Sobhan Allah sifna walla chatwa et Ma hammouni, Nass El Ghiwane se mettent à moucheter leurs fleurets après que l'immense Boujmiî a avalé son daâdoue. Le groupe Jil Jilala perd peu à peu son essence sociale au profit de la réinterprétation du malhoun. Quant à Lemchaheb, il se délite au fil des ans. Du coup, les piliers de l'ordre établi retrouvent le haut de l'affiche. Guimauve, musiquettes et chansonnettes engluent à nouveau les scènes, les ondes et les cathodes. Les rappeurs, héritiers tardifs de Nass El Ghiwane «Au Maroc, la brèche ouverte par Nass El Ghiwane a rapidement et efficacement été colmatée. Il n'y a pas eu de suite, du moins aussi considérable, pour donner lieu à une scène musicale jeune, actuelle et vivante. On n'a pas vu surgir des groupes qui auraient continué à décomplexer les âmes», se désolent Hicham Bahou et Mohamed Merhari, rédacteurs en chef de Kounache, une publication annuelle du Boulevard des jeunes musiciens. Mais tout vient à point à qui sait attendre, et, trente ans après la déferlante ghiwanienne, c'est un véritable ras-de-marée qui va submerger la scène musicale, celui du hip-hop, essentiellement dans sa composante rap. De timide, et disons-le mot, frileux, à sa naissance, le mouvement ne cessera de s'amplifier. Partout au Maroc poussent les groupes de rap comme primevères au printemps, au point de devenir innombrables au sens plein du terme. «Les groupes de rap naissent à une vitesse vertigineuse, confirme Mohamed Merhari, dit Momo. A chaque édition du Boulevard des jeunes musiciens, le comité de sélection reçoit une centaine de maquettes. Ce dont je conclus qu'il existe au moins un millier de groupes de par le pays». Et la fièvre hip-hop n'épargne aucun coin du Maroc. A Casablanca comme à Rabat, Meknès, Fès, Sidi Kacem, Béni-Mellal, Taza, Azrou ou Laâyoune, crépitent les gavroches des quartiers déshérités. La sauce hip-hop commence à prendre dans les années 1990 Mais revenons aux origines. Au début des années 1980, les teenagers, comme on disait au temps des yé-yé, découvrent, émerveillés, le smurf et le break (voir lexique en page suivante), et s'y exercent avec la ferveur des novices. Esplanades, allées des jardins publics, passages des immeubles et souterrains sont envahis par des breakers au mépris des forces de l'ordre qui veillent à les en chasser. En 1984, l'agence artistique Al Ghazali met à profit cette frénésie pour concocter un concours de smurf au Complexe sportif Mohammed V, à Casablanca. Le spectacle va avoir un tel retentissement que les jeunes se convertissent, par milliers, aux danses de la rue. Et l'on se souvient avec amusement de ces breakers enveloppés d'un ballon en plastique pour exécuter sans douleur la figure du headspin, qui consiste à tourner sur la tête. Le Boulevard des jeunes musiciens, vitrine de la musique urbaine dès 1999 Mais il faudra attendre les années 1990 pour que la sauce hip-hop prenne réellement, comme le rappelle DJ Key. Ce sont les Casablancais. M. Youss, Abdelghani et Naïm, rappeurs en diable, qui vont s'illuster en premier, mettant le feu, chaque fin de semaine, au Cage club ou au Club 84. Ensuite viennent Aminoffice et Ahmed, les «Double A», et le premier album de hip-hop marocain paraît. Cet événement marque un moment crucial de l'épopée du hip-hop. Jusque-là, ses amateurs officiaient en catimini. Grâce au duo, ils vont sortir de l'ombre. Sur ce, le Boulevard des jeunes musiciens est éclos en 1999. Avec lui, le hip-hop connaît son essor. Conçu comme une vitrine de la musique urbaine (hip-hop, rock, métal, fusion, musique électronique), le Boulevard s'est vu investir par les hip-hopeurs résolus à se faire une place au soleil de la musique. «Plus le temps passe, plus les postulants sont nombreux. Mais nous n'en pouvons retenir que six ou sept, parfois huit. Ce qui est frustrant pour les autres, car ils sont ainsi privés d'une chance de se faire connaître», souligne Momo qui, entre multiples casquettes, porte celle de directeur du Boulevard. Toujours est-il que cette grand-messe annuelle contribue fortement à la notoriété des heureux élus. Ce dont s'enorgueillit son grand-prêtre : «Je peux dire sans prétention que toute la scène du hip-hop marocain a été révélée par le Boulevard des jeunes musiciens». Difficile de mettre sa parole en doute. Reste que tous les rappeurs «révélés» ne sont pas logés à la même enseigne. Pendant que certains continuent de manger de la vache enragée sur le bitume de leur quartier, d'autres commencent à voir la vie en rose. Ceux-là se comptent sur les doigts d'une seule main : H-Kayne, Fnaïre, Casa-Crew et Bigg. Normal, ils se détachent du lot. Aussi sont-ils sollicités par les producteurs ravis de l'aubaine de faire leur beurre, sans grande bourse délier. Car le rap réclame des machines, du temps en studio, mais pas énormément de musiciens. Ce qui fait baisser le coût d'un CD qui revient deux fois moins cher que des albums de variétés. Aussi écument-ils les manifestations musicales, au Maroc comme à l'étranger (H. Kayne a même eu droit au prestigieux Bataclan parisien), devenus les icônes d'une jeunesse qui se retrouve dans leurs messages désespérés. Les rappeurs «gueulent» le mal de la société marocaine En choisissant la darija, les rappeurs marocains veulent que leur cri ne souffre aucune ambiguïté. «Nous errons de rue en rue /La police nous suit pas à pas/Ô peuple, essaie de comprendre! le rap est à la fois poème et rythme / Dans le microphone, nous racontons le réel et la vie continue», forme le refrain de Chahta man, chanson de Casa-Crew. Plutôt que de décrire la réalité, notre rap la «gueule» dans tout son mal . No future, se désespère le groupe Dar Gnaoua : «Privé de tout / Martyr de la vie / c'est quoi cette vie ?/ la misère partout / comment devenir l'homme de demain ? / L'avenir est mystérieux / l'espoir s'évapore / Nous avons proposé toutes les solutions / Notre raison en perd la raison / Dites-nous ce qu'il faut faire ?». Il n'y aurait rien à faire, semble répondre Bigg, tant la société marocaine est gangrenée de plaies. Celles-ci sont mises à nu : l'injustice sociale («Ils ont distribué les rôles, certains sont debout, d'autres assis»), le terrorisme («Mon pays est celui du 16 mai, meurs et explose yoww»), l'inanité des politiciens («Dans mon pays, il y a un Parlement dont la moitié s'assoupit pendant les séances, le quart est distrait, l'autre quart ne sert absolument à rien»), l'intégrisme («Mon pays est celui du parti Justice et Bienfaisance»)… L'homme marocain est dépeint comme un être incertain, titubant, perclus de soucis dont il s'évade par force bitures. «Samedi soir, les rues sont mortes et vides 220 km/h, juré son sac, il le vide 2 litres de whisky dans le bide, c'est parti vite dans sa tête plus de limite, il décolle, seul l'alcool le guide la vie est hardcore, un virage, triste décor joue avec la mort, larmes sang et corps à la morgue simple dispute entre potes qui discutent un verre de trop, inconscient, fils de p… attention dure sera la chute!», répète à l'envi Fnaïre dans Shhal how how. La «novlangue» désormais intelligible aux moins de 20 ans Des mots qui ne cessent de blesser, des formules qui font mouche. Ils nous vont droit au cœur, parce qu'ils expriment fortement notre malvie. Mais attention ! Esprits sensibles et chagrins s'abstenir. Nos MC (auteurs et interprètes des textes) parlent cru, parfois très cru, et d'une façon hermétique pour la vieille génération. Inutile de s'en offusquer. La «novlangue» des quartiers pauvres est désormais intelligible à la majorité des moins de vingt ans, toutes classes sociales confondues. Les stars du rap sont devenues des idoles pour des millions de jeunes Marocains, en attendant de constituer des modèles de réussite, au même titre que nos footeux émigrants. Bref, le rap et ses durs sont en passe de faire partie du patrimoine culturel marocain how how ! Zoom Petit lexique à l'usage des néophytes Hip-hop : se dit d'un mouvement socioculturel contestataire et de ses modes d'expression, apparus aux Etats-Unis au début des années 1980, issus de la jeunesse urbaine et se manifestant, souvent dans la rue, par des graffs, des tags, une mode vestimentaire (baskets montantes, casquettes, lunettes noires…), des styles de danse (breakdance, smurf) et de musique (raggamuffin, rap…) Breakdance : style de danse au sol né dans les ghettos des Etats-Unis, caractérisé par des mouvements acrobatiques, exécutés souvent sur un accompagnement de musique rap. Smurf : style de danse à ondulations, né aux Etats-Unis. Inspiré du mime, il ne comprend pas de mouvement au sol comme dans la breakdance. Graff : composition picturale à base calligraphique bombée sur un mur. Tag : graff tracé ou peint, caractérisé par un graphisme proche de l'écriture. Raggamuffin : style musical chanté, associant rap et reggae. Rap : style de musique, d'origine américaine, fondé sur la récitation chantée de textes souvent révoltés et radicaux, scandés sur un rythme répétitif et sur une trame musicale composite (extraits de risques, bruitages par manipulation de disques vinyles…). MC (maître de cérémonie) : personne qui écrit et déclame les textes. DJ (disc jockey) : architecte musical, qui choisit les musiques qu'il mixe à l'aide de samples, échantillons musicaux «empruntés» à d'autres compostions, et fait des scratchs. Scratch : action de faire avancer manuellement un disque sur une platine. Flow : marque de fabrique du MC, son style, son phrasé. Posse : (prononcer «possi») groupement qui recouvre musiciens, danseurs et graffiteurs. Lascar : jeune amateur de rap. Il porte un pantalon bazzy, un tee shirt ample, des baskets aux lacets délacés, et un bonnet enfoncé jusqu'aux yeux