◆ Quarante ans après sa naissance aux Etats-Unis, trente ans après son épanouissement en France, le hip-hop, dans sa composante rap, s'est imposé au Maroc et n'a pas manqué de motifs d'enthousiasme. Par R. K. Houdaïfa
«Le rap, c'était mieux avant». Nous entendons ou lisons ceci quasiment tous les jours. Avant quoi ? Ce à quoi certains esthètes rétorquent : «c'était mieux avant le rap commercial, avant le vocodeur et l'autotune qui déforment les voix; c'était mieux avant, quand les rappeurs étaient de vrais mecs de la rue, quand les discours étaient engagés, quand le rap servait à cela justement, à embrasser une cause, la revendiquer, en faire sa promotion, dans une perspective autant rassembleuse que pédagogique. Quand c'était une culture à part entière, issue d'un milieu particulier, destinée à un public en particulier, pour qui le rap est un instrument de lutte». Mais revenons aux origines. Au début des années 1980, les teenagers, comme on disait au temps des yé-yé, découvrent, émerveillés, le smurf et le break, et s'y exercent avec la ferveur des novices. Esplanades, allées des jardins publics, passages des immeubles et souterrains sont envahis par des breakers au mépris des forces de l'ordre qui veillent à les en chasser. Les jeunes se convertirent, par milliers, à ces danses de la rue. Mais il faudra attendre les années 1990 pour que la sauce hip-hop prenne réellement. Ce sera Youss, Abdelghani et Naïm, rappeurs en diable, qui vont s'illustrer en premier. Ensuite, viennent Aminoffice ainsi qu'Ahmed, les «Double A», et le premier album de hip-hop marocain paraît. Cet événement marque un moment crucial de l'épopée du hip-hop. Jusquelà, ses amateurs officiaient en catimini. Grâce au duo, ils vont sortir de l'ombre. Avec le Boulevard des jeunes musiciens, en 1999, le hip-hop connaît son essor. Le festival s'est vu investir par les hiphopeurs résolus à se faire une place au soleil de la musique. Reste que tous les rappeurs «révélés» n'étaient pas logés à la même enseigne. Pendant que certains continuaient de manger de la vache enragée sur le bitume de leur quartier, d'autres commençaient à voir la vie en rose. Ceux-là se comptaient sur les doigts d'une seule main : H-Kayne, Fnaïre, Casa-Crew et Bigg. Normal, ils se détachèrent du lot. Ils devinrent les icônes d'une jeunesse qui se retrouve dans leurs messages désespérés. Une fois la brèche ouverte C'est un véritable raz-de-marée qui va submerger la scène musicale, celui du hip-hop, essentiellement dans sa composante rap. De timide, et disons le mot, frileux, à sa naissance, le mouvement ne cessera de s'amplifier. Partout au Maroc poussaient les groupes de rap comme primevères au printemps, au point de devenir innombrables au sens plein du terme. La fièvre hip-hop n'épargna aucun coin du Maroc. Dans les quartiers déshérités, les gavroches crépitent – gueulent – le mal de la société marocaine : imposture, injustice, stigmatisation, etc. Ils ont trouvé dans le rap des voix qui les représentaient, des thèmes qui leur parlaient... D'une certaine manière, le rap a participé à faire ler éducation. Pendant longtemps, il était une musique rebelle et mal-aimée. «Avec ‘3azzy 3ando stylo' (paru en 2013) de Dizzy Dros, il a pu recueillir une ferveur presque religieuse». Voilà qui est crûment dit, et dont la plupart semblent convaincus. Dans un communiqué datant de 25 janvier 2021, Mark Abou Jaoude, responsable Contenu, Marketing Artiste et Relations Label, chez Deezer MENAT, observe que «la scène rap, en pleine croissance au Maroc, développe sa propre saveur et prend le son dans de nouvelles directions audacieuses. Ces artistes talentueux combinent les influences locales et globales afin de produire une musique maghrébine unique». Leitmotiv : «L'évolution du genre musical a conduit à la production d'œuvres de plus en plus déconnectées des thématiques sociales» ; «les paroles des rappeurs d'aujourd'hui n'ont plus grand-chose à voir avec celles des grandes anciens du genre. Une forme plus commerciale et facile d'accès a été mise en avant. Et, de fait, le rap a pris cette couleur-là»… Autant de protestations qui se lèvent en chœur. Ce conflit éthico-esthétique ronge le rap, le mine, mais en parallèle le rend aussi vivace, aussi prompt à évoluer et se transformer, car à force de se «renouveler» il tente des expériences. Aujourd'hui, les déclinaisons du rap sont légions : cloud rap, trap, hard trap, et on pourra parler de rap engagé ou revendicatif, de rap conçu pour danser, de rap parodique, de rap hardcore, de rap à texte autant qu'il nous plaira. Il en existe pour tous les goûts. Cette subdivision possible constitue sa richesse plutôt que son appauvrissement. Elle n'est pas le signe de sa déliquescence, mais bien de son accession au statut de forme artistique, à part entière. Le rap change l'image Depuis quelques années, les projets se font plus ambitieux et les clips sont devenus un véritable terrain d'expérimentations visuelles. Ils ont vu leur esthétique considérablement évoluer. Le clip de rap s'est longtemps fait écho de la dimension sociale des textes qu'il illustrait pour montrer le quartier, ses gens, leurs joies et leurs difficultés, dans des images filmées à hauteur d'homme, caméra à l'épaule. Une tendance qui s'exprime notamment dans plusieurs clips. Longtemps marginal au sein de l'industrie de la musique, le rap a mis un certain temps à profiter de moyens de production décents pour ses clips. Pour découvrir de meilleures images, il a fallu attendre une vague de démocratisation du matériel de tournage, qui permet de filmer en HD (avec des appareils photo comme 5D de Canon, apparu en 2008), puis en 4K avec des caméras de qualité cinéma (comme les derniers modèles de la marque australienne Black Magic, aujourd'hui très utilisées). Avec ces nouveaux outils, la manière de filmer les rappeurs a évolué. Les images sont devenues plus stables et d'un meilleur piqué, les plans s'allongent et s'élargissent pour laisser davantage de place aux décors. Fini le montage saccadé, haché comme un cache-misère : les mises en scène et les scénarios sont de plus en plus élaborés. Aujourd'hui, les clips de rap sont devenus un laboratoire visuel que le public ne manque jamais de saluer.
La Relève ! Après trois éditions françaises, «La Relève» débarque au Maghreb avec un focus sur les étoiles montantes du rap marocain, moyennant une playlist inédite, composée de titres disponibles en exclusivité sur Deezer. Il y a ce qui se fait de mieux en matière d'un rap saupoudré au drill et la trap (21 Tach); pimenté de rythmes mélodiques (Ouenza, Snor, Stormy et Tagne); accommodé aux sonorités pop, teintées de paroles oniriques (Asmae); allié à l'old-school (Dada) ; influencé par la scène US (Kouz1) et pimenté à la sauce latine (Mocci). Des mots qui ne cessent de blesser, des formules qui font mouche. Ils nous vont droit au cœur, parce qu'ils expriment fortement notre mal-vie. Mais attention ! Esprits sensibles et chagrins s'abstenir. Nos MC adorés (Dollypran, Khtek et Figoshin) parlent cru, parfois très cru, et d'une façon hermétique pour la vieille génération. Inutile de s'en offusquer.