Analyse Pourquoi écris-je ? Pourquoi éprouvé-je cette envie invincible de tracer, graphiquement, sur la feuille vierge, la passion diffuse qui niche en moi ? Pour quelle raison voudrais-je rendre concret tout ce qui sommeille dans la latence? Quels motifs m'incitent précisément à traduire mes amours et mes désamours? Pourquoi voudrais-je donner, sans cesse, forme aux sensations amorphes? Pourquoi ai-je souvent la propension morbide à peindre, au moyen des mots, parfois à l'aide de l'imagination, ce qui me touche profondément ? Quel statut aura donc l'écriture dans le processus dialectique de dévoilement et de voilement des arcanes infinitésimaux des sentiments? «Kafka a tenu son journal, écrit Barthes, pour ‘‘extirper son anxiété'' ou si l'on préfère ‘‘trouver son salut''. » Dans ce sens, le fait d'écrire son intimité au jour le jour, de dire lucidement ses problèmes, de révéler, avec non moins d'embarras, ses secrets, d'avouer, bon gré mal gré, ses sentiments prend une signification curative, plutôt thérapeutique et acquiert, dans une certaine mesure, une dimension cathartique. Ecrire serait un acte salutaire, deviendrait avec le temps un vœu de délivrance au sens obstétricien du mot. Même si je n'ai aucune prétention de tenir mon journal intime, l'écriture, souvent une pratique sporadique pour moi, me permet en quelque sorte de me défaire, ne serait-ce que momentanément, de l'angoisse existentielle, m'offre l'opportunité inouïe de me prémunir de la folie amoureuse et m'aide à ne pas me laisser entraîner par son délire. Cela dit, l'écriture n'est nullement un simple remède. Celui-ci devient inefficace une fois l'effet escompté est dissipé. L'écriture n'est donc point un antidote pour m'abandonner complètement à l'incurie, ou me cuirasser confortablement dans l'indifférence. Devant une impasse, sentimentale ou réflexive, l'écriture est là pour rendre lucide le confus, clair l'obscur, compréhensible l'énigmatique. Soumis à une passion débridée, proie au doute irrévérencieux, ou saisi d'une angoisse immaîtrisable, l'écriture me permet d'affronter ces sentiments obscurs, les comprendre, les apprivoiser, les dompter. Je les déjoue et en joue. De la sorte, je sens en moi une forte tendance, comme dit Goethe, à «transformer en une image, en un poème, ce qui me réjouissait, me torturait ou me préoccupait en quelque façon.» Or, des questions se posent et s'imposent avec insistance : - Dans quelle mesure réussirais-je à traduire ce qui me plaisait ou me suppliciait? - Aurais-je pu communiquer mes passions à autrui? - Jusqu'à quel point serais-je fidèle à mon monde intérieur? Par l'écriture, on ne règle pas une bonne fois pour toutes ses comptes avec l'angoisse ontologique, les questions éthiques, les passions amoureuses, les doutes agnostiques, les méditations philosophiques, les exigences esthétiques... De surcroît, devant l'acuité d'une passion ambigüe par exemple, ou la vivacité des sensations débridées, le langage semble fatalement atteint d'une forme inédite d'aphasie, se voit, à son insu, acculé au mutisme absolu. Lorsque je voudrai en parler, je ne fais enfin de compte que mâcher les mêmes mots, ressasser les mêmes formules, dire les mêmes «bêtises énaurmes», m'emmurer dans «le livre» des poncifs, produire du kitch de mauvais aloi... Je m'entêterai à en parler sérieusement, sincèrement, avec des mots simples et nus de toutes fioritures, mais en vain ! Mon écriture n'arrive pas à puiser le langage, elle l'effleure seulement. Elle échoue à le réactiver, à le draguer, à le courtiser, à le cuire, à le dresser, à le conduire de bon gré. A bien des égards, je me trouve dépassé par l'affect diffus qui me remplit de fond en comble. Surpassé, par-dessus tout, par la langue qui ne se laisse pas prendre par ma volonté d'écrivain. La passion, dans toutes ses métamorphoses, échappe à tout commentaire, se dérobe à la glose, se soustrait à l'exégèse. Elle est le lieu de «l'effet pur», c'est-à-dire qu'elle est défaite et coupée de «toute raison explicative» (Roland Barthes). Comment décrire donc une passion teintée de paradoxe ? «Comment peindre le bonheur fou ?» se questionne Stendhal. Tout texte qui prétend dépeindre ce bonheur fou demeure au fond une suite de griffonnages, des gribouillis insignifiants, des ratures élégantes, des «broutilles» pour reprendre une expression assez chère à Georges Perec. Le texte qui veut dire la passion, ne dit en réalité que son irrationalité, la sienne et celle de la passion. Ainsi, le langage, qui s'efforce de traduire cette passion profuse et confuse, se trouve-t-il confronté à ses limites, poussé, dans les meilleurs moments, à l'exclamation. Celle-ci, à plusieurs égards, n'est en fait qu'une forme du vide sémantique, qu'un trait distinctif de la vacuité du langage. L'exclamation (la suspension du langage), le stéréotype (la platitude sémique), la comparaison (la figure creuse), tels sont en quelques sortes les procédés auxquels recourt, clopin-clopant, celui qui veut dire sa passion, aime traduire son plaisir, désire partager son bonheur. Ils sont l'expression de l'échec du langage, du fiasco du style, de la défaillance de l'écriture. Face donc à la plénitude de la passion, le langage se voit habité par l'absence.