La voix et l'écriture Au commencement fut le verbe. Le verbe divin qui crée l'univers par l'acte nominatif. Et nommer, en dernier ressort, c'est instituer, instaurer, établir, édifier, meubler. C'est transmuer tout sur quoi pose le nom en vérité absolue, immuable, sempiternelle. Nommer est paradoxalement un acte de baptême et une mise à mort. L'acte de nomination crée et cristallise en même temps, donne d'une main et retire de l'autre, écrit et efface, fait et défait, fait naître et momifie. Un arbre, dans toutes les langues, ne peut être nommé autrement, ne peut être autre chose. Les lettres soufflées d'un seul jet correspondent à son image, à l'image que l'on fait de cet arbre. Tout changement nominatif, toute possibilité de transmutation reste de l'ordre de la métaphore ou de la métonymie. Mais le nom, avant d'être écrit, était au départ ex-piré, ex-primé, ex-pectoré dans un flatus vocis. Par la suite il sera im-primé, in-scrit, deviendra un signe, une trace, un graphe, se transcrira dans une materia. Cela veut signifier la primauté du souffle. C'est-à-dire l'antériorité de la parole par rapport à l'écriture, la prééminence du logos sur le scripturaire, la préséance de l'oraliture sur la littérature. Dans ce rapport dialectique entre la voix et l'écriture se pose, avec insistance, la question de la mémoire et de l'oubli, de l'éphémère et de l'éternel, de la trace et de l'effacement. La voix, la parole. Elles sont nomades. Elles sont ambulantes. Elles se dispersent dans le vide, s'y diluent et se ramifient en ondes phoniques invisibles. Leur présence, leur matérialité ne sont perceptibles qu'acoustiquement. Comme un oiseau migrateur, la voix transhume, va au-delà des frontières vocales, s'éloigne pour ne plus revenir. Elle débarque dans un panthéon silencieux où d'autres voix, avant elle, ont élu domicile. Comme le nom, comme l'acte nominatif, la voix émise est la prémonition de sa mort fatale. La voix disparaît au moment même où elle apparaît, se néantise immédiatement après sa naissance. La voix est autophage. Elle est comme ce serpent qui se love sur lui-même, se mord la queue, se phgocyte entièrement. Pas de traces, pas de vestiges, pas de marques, pas de paraphes, pas de sceaux. Vient alors l'écriture pour se substituer à la voix, en prendre le relai, en faire le pendant. Si parler serait écrire sans accessoires, pour reprendre une expression chère à Mallarmé, l'écriture est là pour donner corps à cette voix, la rendre calculable, mesurable, calligraphique. Avec la scription, la parole se cisèle, acquiert des contours, se manifeste noir sur blanc ou blanc sur noir ou blanc sur blanc. Par l'écriture, la parole se perpétue et la pensé, cette autre « voix silencieuse », perdure elle aussi, à travers temps et lieux. La parole est une écriture transparente, invisible, voilée, illisible. La scription lui donnera de la visibilité ainsi que de la lisibilité. Elle la grammatologise. L'écriture graphique, de ce point de vue, serait une forme de réécriture, une écriture-seconde, une écriture de l'écriture. Dans ce jeu de réécriture, de transfert, de transcription, l'écriture devient traduction de la double parole : la parole phonique (la voix) et la parole silencieuse (la pensée). Mais traduire, au fond, reste un acte infidèle. Infidélité à l'origine. Traduire, c'est trahir. C'est tromper l'original. Toute écriture qui s'efforce de traduire la parole inscrit la schize et la rupture au fin fond de son travail. Cet écart, cet espacement remettent en cause l'idéologie de la transparence et de la clarté à laquelle semble croire tout acte traducteur. Rien ne nous garantit que, lors du passage de la parole à l'écriture, des choses ne tombent pas dans l'oubli, des idées ne sont pas oblitérées, des mots ne sont ni défigurées ni transfigurées. Le texte écrit, qu'on le veuille ou non, ne pourra jamais ressembler au texte soufflé. Des glissements, des dérapages se produisent tout au long du chemin, court ou long, de la traduction. Sortis de la bouche ou manipulés par les mains, les mots ne sont pas les mêmes. De la parole à l'écriture, on entre de plain pied dans le jeu des simulacres, des faux-semblants, des mirages, et pourquoi pas, des mensonges.